Identité postnationale et identité reconstructive

Toudi mensuel n°11, mai 1998

 

Willy Brandt, décembre 1971: monument aux morts du Ghetto de Varsovie

"Er kniet für Deutschland" : Brandt, 7/12/1970. Monument aux morts du ghetto de Varsovie

Europe, monde, questions nationalesEtat mondialGuerre et paix

 

[Transcription d’une conférence donnée à Charleroi par Jean-Marc Ferry le 18 juin 1997]

Ce sont deux thèmes de l’identité personnelle, individuelle ou collective, dont l’un, celui de l’identité postnationale, a une signification manifestement politique, tandis que l’autre, celui d’une identité reconstructive, a une orientation plus directement éthique en même temps qu’une connotation plus directement culturelle. Ce n’est qu’occasionnellement que j’avais pu jusqu’alors mettre les deux thèmes en relation plus ou moins explicite. Mais je voudrais réfléchir ici sur cette relation elle-même en tentant devant vous d’éclairer ces deux concepts l’un par l’autre. Je commencerai pour cela par dégager la notion d’identité postnationale en la problématisant dans ses implications politiques au niveau de la question européenne. De là, je tâcherai de montrer en quel sens ces implications comportent, outre des réquisits techniques, des réquisits éthiques renvoyant à la formule de ce que j’appelle identité reconstructive.

[Commentaire de cette photo - ajout du 21/12/2010 - : le chancelier Brandt s'agenouille devant le monument aux morts du Ghetto de Varsovie le 7 décembre 1970, suite à la signature d'un traité avec la Pologne, martyre de l'Allemagne nazie. 1   Commentaire fait sur Facebook : Il y eut une discussion sur ce geste au séminaire "sur le patriotisme" de Ph. Van Parijs à Louvain (année académique 1993-1994). L'assistant de Jean-Marc Ferry estima qu'il fallait considérer ce geste comme un geste patriotique ou même "nationaliste" dans la mesure où il avait été posé dans l'intérêt national de l'Allemagne qui, à travers cet homme politique de première grandeur, voyait son image restaurée ("reconstruite" dirait Ferry). Exemple de nationalisme "amoureux" face au nationalisme "belliqueux"... Le but de Brandt étant de réunifier l'Allemagne en libérant sa partie orientale d'un régime peu démocratique et manifestement dépendant de l'étranger. Brandt avait quitté l'Allemagne dès qu'Hitler y eut pris le pouvoir, combattit l'armée nazie en Norvège tant comme soldat norvégien que comme résistant. Il ne demande pas pardon pour lui mais pour l'Allemagne. Er kniet für Deutschland. ]

L’identité postnationale renvoie à une conception de la citoyenneté, qui se veut, à la fois, avancée sur le plan philosophique et actuelle sur le plan politique. Mais, plutôt que de développer directement la notion d’identité postnationale, j’emprunte la voie longue d’une histoire du malentendu sur le postnational à propos de la question européenne, et à partir notamment du débat sur la ratification du traité de Maastricht. L’expression « identité postnationale » a souvent été galvaudée, notamment dans les grands quotidiens parisiens, à l’époque du traité de Maastricht. On en appelait, en quelque sorte, à l’identité postnationale, pour justifier le « oui » à l’Europe, telle qu’elle se dessine et se devine à travers les traités successifs, tout en insinuant par là en creux que nous ne pourrions plus, comme naguère, nous crisper sur les souverainetés nationales. Se prononcer pour l’identité postnationale, c’était dans le contexte français auquel je fais allusion, se prononcer pour la citoyenneté européenne comme nouvelle forme d’identité politique, qui pourrait même se substituer avantageusement à l’identité nationale. De façon très simple, l’européanisme s’opposait alors comme une évidence au nationalisme.

Mais ce n’était là qu’une version médiatique peu exigeante de ce concept. D’où, par suite, beaucoup de malentendus dans le débat intellectuel français. Et, du fait pour partie de ces malentendus, ce sont aujourd’hui lesdits « nationalistes », les « antimaastrichtiens » dont les raisons et critiques, émises à l’époque, tendraient rétrospectivement à apparaître plus consistantes, politiquement plus mûres et profondes, finalement, que les enthousiasmes apologétiques en faveur de la poursuite du processus d’intégration européenne. Pourquoi, en effet, chercher un universel au-delà de la nation, surtout si celle-ci s’entend, de façon bien française, au sens républicain ? Pourquoi chercher une communauté politique et une identité politique supranationale, et attendre vainement de la construction européenne qu’elle nous donne un supplément de sens, au lieu de se contenter de libérer l’espace d’un grand marché, tout en assurant une certaine coordination des politiques économiques ? Comment s’imaginer sérieusement qu’une entité plurilinguistique, pluriculturelle et surtout plurinationale, comme l’Union Européenne, composée d’anciennes nations, ancrées fortement dans leurs traditions propres, puisse réaliser mieux que ces dernières l’intégration des citoyens? Même le motif de la paix, qui n’est certes pas identique à celui de la libre circulation, justifie-t-il que l’on investisse la construction de l’Union au-delà de ce qui est strictement fonctionnel? Tous ces thèmes critiques étaient de plus argumentés de façon suffisamment fine ou rigoureuse pour prévenir les collusions trop faciles entre la défense de la nation et le nationalisme, de même qu’entre le rejet de Maastricht et l’hostilité à l’Europe. Aujourd’hui, l’« euroscepticisme » aidant, il est devenu de bon ton, du moins en France et dans les milieux intellectuels, de prendre sans honte la nation au sérieux comme le cadre d’intégration et de participation politique le plus sûr, le plus éprouvé et le plus satisfaisant pour les idéaux démocratiques eux-mêmes, et sans préjudice pour l’adhésion de tout un chacun aux principes universalistes.

J’ai esquissé l’histoire récente d’un certain malentendu qui consiste au fond à assimiler le postnational au supranational. Un malentendu qui fonctionne des deux côtés: antimaastrichtien et promaastrichtien. Ce qu’en revanche, j’avais essayé de montrer, à propos de l’Europe, c’est-à-dire de la construction européenne et de la « dynamique communautaire », cette dynamique d’intégration notamment servie par la jurisprudence de la Cour de Justice de Luxembourg, mais aussi par la stratégie de la Commission, c’est que la tendance dominante de ces instances, leur « philosophie » de l’intégration européenne, repose sur des présupposés qui, ironiquement, ou presque paradoxalement, ne feraient que reproduire le principe nationaliste au niveau supranational.

Quel est donc ce principe nationaliste? En quoi les européanistes tendent-ils à le reproduire au niveau supranational? Et en quoi le principe postnationaliste diffère-t-il profondément du supranationalisme?

Le supranational reconduit le principe nationaliste

1. Le principe nationaliste - telle est la définition qu’en donne le sociologue Ernest Gellner - est, « le principe politique », dit-il, « qui exige la congruence de l’unité politique et de l’unité national ». En gros, une nation pour un État, un État pour une nation. Gellner explicite alors les deux notions d’unité politique et d’unité nationale. L’unité politique est l’ensemble d’institutions centrales détenant le monopole, non pas tant de la violence légitime (Weber) que de l’éducation légitime. Pourquoi ? Parce que c’est par l’éducation – entendons : l’instruction publique – que l’unité nationale a pu être réalisée politiquement. Pour relever le défi de la première révolution industrielle, les États d’Europe de l’Ouest ont dû former chez les individus ressortissants d’un territoire donné un ensemble de savoirs, d’aptitudes, de dispositions, de pratiques, bref, un habitus relativement homogène ou standard, propre à favoriser leur insertion dans l’économie et la société modernes. Or, cela supposait l’instauration d’un nouveau mode de reproduction culturelle. Au lieu que celle-ci se fasse « naturellement », de façon immanente, par transmission orale d’un savoir traditionnel, dans la famille, le village, avec toutes les barrières dialectales de la communication, c’est désormais un système pédagogique extérieur, un système « exoéducatif » qui forme les individus à un langage standard, formel, libre par rapport aux contextes, levant ainsi les barrières de la communication, tout en homogénéisant culturellement le territoire. Les grandes langues écrites prirent le pouvoir tout en véhiculant les contenus de savoirs modernes formalisés. En effet, tandis que, dans le monde traditionnel, prémoderne et préindustriel, la reproduction culturelle reposait sur le principe des « barrières de la communication », l’émergence du monde industriel exigeait à la fois une communication transculturelle et une formation homogène des individus. Les deux réquisits dépendent du développement d’une langue standard, laquelle présuppose l’existence d’un langage convenant à un usage formel et libre de tout contexte. Il se trouve, note Gellner, « que le langage recelait cette potentialité, qu’elles qu’en soient l’origine et l’explication ». Et en fin de compte, ajoute-t-il, « un type de société a émergé – et maintenant elle devient universelle – dans laquelle cette potentialité se réalise, devenant indispensable et dominante ».

Cependant, on pense que l’histoire de cet « universel » ne culmine pas avec la formation des nations modernes. Par-delà les unités nationales, les échanges doivent continuer de se développer, la solidarité organique passe de fait à une échelle internationale, et la construction européenne se heurte alors au même problème fondamental: lever les barrières de la communication, mais cette fois, à l’intérieur de l’Union; assurer une formation ou des dispositions homogènes chez les individus, mais sur un espace encore plus vaste. Du coup, les nations, les langues nationales et les cultures nationales tendent à apparaître comme des obstacles à la circulation, si bien que la tendance – toujours la même tendance intégrationniste – serait de constituer l’Union en un vaste espace culturellement homogène. Bien sûr, les problèmes sont spécifiques, les langues nationales ne sont pas les patois et les dialectes. Car elles reposent sur la force logistique de l’écrit, de cette « civilisation de l’écrit » qui véhiculait le savoir moderne, depuis les Lumières en particulier. De plus, et peut-être surtout, les souverainetés nationales ne sont pas les franchises locales de jadis; elles s’appuient sur toute une culture démocratique de l’autonomie politique qui s’exprime dans l’autolégislation. Leur force de résistance « philosophique » à l’intégration supranationale tient fondamentalement à ce qu’elles incarnent les souverainetés des peuples. Un Républicain français ne fait guère la différence entre souveraineté nationale et souveraineté populaire, de sorte que toute exigence d’européanité revenant à faire accepter aux nations des transferts de leur souveraineté sont vécues, de ce point de vue, comme une atteinte à la démocratie. Logiquement, la tendance supranationale peut alors être vécue et stigmatisée (de ce point de vue national-républicain) comme une tentative antidémocratique. Ou alors, il faudrait aller jusqu’au bout du supranationalisme européen, en avouant clairement la visée: faire de la Communauté européenne une nation politiquement coiffée par un État? Mais à quoi bon? Cela pose évidemment d’immenses problèmes : de gouvernance, de participation, de légitimité, de représentation – d’où le relatif désarroi actuellement, des agents de la construction européenne: comment rendre l’Europe politiquement crédible et « correcte », acceptable démocratiquement au regard de toutes les objections au supranationalisme (technocratisme, déficit représentatif, éloignement)?

2. - Le supranationalisme qui est la doctrine dominante de l’européanisation est un nationalisme au sens technique, architectonique, car il poursuit toujours, même si c’est à une échelle supérieure, le même projet d’intégration par des voies constructivistes: réaliser autant que possible un espace homogène, y compris sur le plan culturel, et faire correspondre à cette unité supranationale un système supra étatique de régulation et d’édiction des normes. Il n’est pas douteux que les partisans de l’intégration européenne se prononcent pour un État fédéral supranational; et on peut également soupçonner que leur proclamation du « principe de reconnaissance mutuelle », c’est-à-dire de respect des différences nationales soient largement rhétorique, car, concrètement, on voit mal comment réaliser l’intégration politique dans un parfait respect des différences nationales.

C’est le dilemme actuel de la construction européenne: ou bien on crée un État supranational, ou bien on renonce à la construction politique. Ce dilemme vient de ce que le constructivisme européen demeure sous la dépendance intellectuelle du principe nationaliste au sens de Gellner, un principe suivant lequel on ne peut penser l’intégration politique que sur la voie de l’homogénéisation culturelle et de la centralisation étatique. Pour cela, ce n’est plus, aujourd’hui et à l’échelle européenne, le système pédagogique qui se désigne comme l’instrument privilégié d’une telle action en profondeur sur les identités culturelles, mais, sans doute, le système médiatique au sens large. D’où l’importance stratégique accordée à l’espace audiovisuel européen ainsi qu’à ladite « société d’information ». Mais encore une fois, les problèmes surgissent: la diffusion médiatique de « global lifestyles », ou bien agit en profondeur, ou bien agit superficiellement ; si elle agit en profondeur sur les identités personnelles, elle créera une nouvelle culture qui n’est plus la civilisation de l’écrit et peut avoir des conséquences déstructurantes pour ces identités (outre qu’une telle « culture médiatique », qu’elle soit formée par la TV ou le Cyberspace, n’est pas plus européenne qu’américaine ou simplement planétaire); si, en revanche, l'imposition médiatique de standards de vie généralisés n’agit que superficiellement, la visée d’homogénéisation intégrative sera manquée, suscitant aux marges des réactions particularistes, fondamentalistes ou autres. Et puis le constructivisme trouve assez tôt ses limites, qui sont celles de la technique, s’agissant de former une identité collective qui s'enracine dans la culture et la communication. La culture et le monde vécu ne se laissent pas aisément capter dans des fonctions du système politique, et les stratégies d’intégration supranationale ont toutes les chances de se briser sur la résistance ou simplement l’indifférence d’individus qui ne voient pas de sens à participer à la construction d’un édifice abstrait. Le supranationalisme est une impasse. Mais l’identité postnationale peut-elle ouvrir une perspective pour l’Europe ?

Qu’est-ce que l’identité postnationale?

3. - Le concept de départ en ce qui concerne l’identité postnationale est abstrait et théorique. Pour résumer, il signifie que :

a) le citoyen ne voit plus dans la nation la référence et l’appartenance politiques ultimes;

b) sans nier les solidarités locales, régionales, nationales, les motifs suprêmes d’adhésion à une communauté politique ne sont plus des motifs communautaristes de parenté, de proximité, de filiation (y compris même les motifs de la nationalité selon Renan), mais l’adhésion à des principes universalistes tels qu’ils s’expriment dans les droits de l‘Homme, l’État constitutionnel, la démocratie. On parle à cet égard de « patriotisme constitutionnel ». Comment concrétiser cela politiquement ?

c) se pose en effet le problème de concrétisation de l’Universel. D’une part, les principes universalistes doivent pouvoir s’inscrire juridiquement pour constituer, ne serait-ce que formellement, une communauté politique. D’autre part, l’adhésion des membres-citoyens à une telle Constitution ne doit pas être elle-même formelle et abstraite, mais bien plutôt être ancrée dans une culture politique.

d) cependant, en ce qui concerne l’Union européenne, chaque nation représentée par les États membres possède une culture spécifique avec des traditions propres. Les différences de cultures nationales ne doivent pas être regardées comme des obstacles à l’intégration politique; car, sous ce regard, on retrouve encore une fois les présupposés du principe nationaliste au sens de Gellner.

e) C’est là qu’on aborde alors de front la difficulté d’une Communauté à former de telle sorte qu’elle soit, à la fois, politiquement unie, consistante et culturellement pluraliste, c’est-à-dire pleinement respectueuse des différences et des traditions nationales. Se profile alors une constitution originale, si l’on veut, en trois étages :

1) un cadre juridique unifié de principes et de règles homogènes;

2) une base pluraliste de cultures et traditions nationales hétérogènes;

3) une culture politique partagée ou commune, offrant une médiation entre l’unité du cadre juridique et la pluralité des cultures nationales.

f) Dans ce dispositif, c’est donc la médiation d’une culture politique partagée qui est stratégiquement centrale. Mais une telle médiation ne s'édicte pas et elle ne construit pas non plus sur des méthodes technobureaucratiques. Elle suppose l’ouverture des cultures nationales les unes sur les autres, dans une communication impliquant un décentrement de ces identités nationales au sein d’un espace public politiquement orienté et capable d’intégrer une participation des citoyens en tant qu’Européens.

g) La question devient alors celle de l’ouverture d’un tel espace public supposant un milieu pour le développement d’une culture politique partagée, étant entendu qu’un tel espace public n’existe encore pas ou à peine.

Techniquement, on peut imaginer deux voies concurrentes mais non, exclusives entre elles: la voie d’un espace médiatique ou audiovisuel; la voie d’un espace public démocratique et parlementaire. La première suppose une réflexion exigeante et prudente à la fois sur les critères normatifs d’une offre audiovisuelle ; elle suppose peut-être une Charte européenne de l’audiovisuel, ainsi que des procédures d’évaluation et des méthodes non-conventionelles de régulation. La seconde voie suppose un renforcement des pouvoirs du Parlement européen dans le sens traditionnel (censure, investiture, contrôle, législation), mais par une mise en communication des parlements nationaux, voire régionaux, jusqu’au Parlement européen comme lieu de synthèse des propositions de lois – ce qui requiert une procéduralisation de la communication horizontale et verticale à travers tout le système de représentation parlementaire, c’est-à-dire à travers les divers parlements de tous niveaux géographiques.

Je ne peux ici développer les réquisits techniques correspondant à ces deux voies de structuration d’un espace public européen. Ce qui m’intéresse, c’est d’aller interroger plus profondément les réquisits éthiques d’une concrétisation politique ou constitutionnelle au sens large de l’identité postnationale envisagée ici pour la citoyenneté européenne. Tels que je les vois, les réquisits éthiques peuvent être récapitulés dans le concept d’une identité reconstructive.

Identité postnationale et identité reconstructive

L’expression « identité postnationale » renvoie la question de l’identité à l’adhésion à des valeurs fédératives, constitutives d’une communauté politique. Cependant, l’expression « identité reconstructive » renvoie à un autre ordre logique de considérations. Dans cette expression, l’identité renvoie à un registre du discours: la reconstruction. Tandis que l’identité postnationale réfère à des valeurs fédératives censées dépasser les motifs nationalistes, l’identité reconstructive insinue un dépassement réflexif des identités formées en dominante par des registres de discours « antérieurs », logiquement parlant, tels que la narration, mais aussi l’interprétation et l’argumentation elle-même. Ou encore : tandis que l’expression « identité postnationale » prend directement sens par rapport à la notion d’identité nationale, l’expression « identité reconstructive » prend sens par rapport aux notions d’identité narrative, ou interprétative ou argumentative.

Ce qui est suggéré dans la notion d’identité reconstructive (comme dans la notion d’identité narrative ou interprétative ou argumentative), c’est que l’identité personnelle se structure symboliquement et se forme différenciellement en fonction de registres de discours évolutifs qui entrent comme dominantes pour l’ouverture du monde. Par exemple, on admettra que le registre narratif du discours entre en dominante pour composer une compréhension mythique du monde, sous les catégories centrales de l’événement, de l’intrigue, du destin; ou encore, que le registre argumentatif du discours entre en dominante pour composer une compréhension critique du monde, formée sur les catégories centrales, cette fois, du droit, de la raison, de l’universel. De ce point de vue, l’identité narrative est alors assignée à une forme traditionnelle, tandis que l’identité argumentative est ajustée à une forme moderne de vie et de reproduction culturelle. Donc la connotation est ici culturelle plutôt que politique.

Quant à l’identité reconstructive, je la situerais personnellement comme une pointe réflexive de l’identité contemporaine – plus réflexive que l’identité argumentative, typiquement moderne. Il s’agit d’une forme qui, d’une part, développe une capacité critique par rapport au passé propre et à la mémoire personnelle d’un individu ou d’un peuple, et qui, d’autre part, relie intimement cette disposition autocritique à une attitude intersubjectivement et interculturellement décentrée. En effet, la responsabilité assumée à l’égard du passé implique aussi une ouverture au point de vue des victimes. Ce sont bien sûr les victimes de fautes ou crimes passés dont le point de vue est pris en compte de plus en plus pour la reconstruction historique des mémoires nationales, notamment européennes et américaines, de sorte que ces mémoires nationales tendent à se déstabiliser elles-mêmes, au regard de violences passées, tout en devant renoncer à une gestion purement apologétique (voir, à ce sujet, les réflexions d'Ernest Renan sur l’identité nationale et l’importance de l'oubli pour assurer cette identité).

Déjà par là, on entrevoit en quoi l’identité reconstructive déstabilise l’identité nationale ou, plutôt, les tendances nationalistes à la fermeture, à l’autocentrement politique, au refus ou au déni de reconnaissance de l’autre comme ancien adversaire, ancien « serviteur » ou ancien « maître ». Je parle ici métaphoriquement en pensant à l’histoire occidentale des guerres européennes et des colonisations, à l’histoire des impérialismes et des nationalismes, qui a engendré tensions, conflits, malentendus, ressentiments. C’est toute cette histoire, marquée par le mal politique, qu’il s’agit de « reconstruire » – non pas bien sûr dans un but révisionniste ni, à vrai dire dans le but d’une réparation réelle des violences infligées: on ne peut faire, en effet, que ce qui a été n’ait pas eu lieu. L’identité reconstructive fait le deuil de la réparation réelle, ce qui accroît sa responsabilité pratique, et elle renforce à due proportion la réparation symbolique par la reconnaissance des violences infligées: ainsi l’État ouest-allemand puis la République fédérale d’Allemagne réunifiée, depuis Brandt jusqu’à Kohl, vis-à-vis des victimes des crimes et génocides nazis; ainsi la société civile US vis-à-vis des Amérindiens et des Noirs; ainsi même l’État français, récemment, à propos du régime de Vichy. Et l’on attendrait beaucoup d’autres événements de ce genre, des actes de reconnaissance qui sont autant d’événements de l’éthique reconstructive. On pourrait les attendre des Anglais vis-à-vis des Tasmaniens, des Espagnols vis-à-vis des Patagoniens, des Turcs vis-à-vis des Arméniens, etc. Il semble même que de tels actes soient requis comme les conditions d’une pleine appartenance symbolique, ou d’un droit d’appartenance à la nouvelle communauté politique que l’on souhaiterait en Europe dans la perspective, précisément, d’une nouvelle identité – celle que, faute de mieux, on nommerait « postnationale ». (Significatif à cet égard est le geste bilatéral, réciproque de reconnaissance des fautes passées entre l’Allemagne et la République tchèque. Cette justice historique était perçue comme préalable à une Europe élargie aux PECO).

L’articulation concrète des identités postnationale et reconstructive

Voilà donc le lien, tel qu’il m’apparaît a priori, entre l’identité postnationale et l’identité reconstructive. Cependant, je n’ai fait ici, jusqu’à présent, qu’évoquer un geste éthique fondamental. Il faut aller plus loin, en réfléchissant sur le lien plus concrètement, et d’un point de vue procédural.

Vous vous souvenez que, à propos des implications politiques européennes de l’identité postnationale, le point problématique et stratégiquement central était l’ouverture d’un espace public pluraliste où se formerait une culture politique partagée, comme médiation, indispensable à l’unité politique européenne, entre le cadre organisé abstrait de références constitutionnelles communes et l’enracinement concret des sujets logiques, États ou citoyens, dans des cultures nationales fort différentes et des traditions spécifiques qui interprètent à chaque fois concurremment voire conflictuellement le cadre communautaire des règles juridiques et des principes constitutionnels en cours d'élaboration.

Ici, le problème systématique est que, d’une part, on ne saurait imposer une interprétation unique du cadre normatif, c’est-à-dire aussi une version unique de l’« universel », tandis que, d’autre part, on ne saurait non plus figer les différences de cultures et de traditions nationales dans l’indifférence politique – une tolérance qui neutralise aussi sûrement la différence que l’autoritarisme répressif.

Au regard de ce problème systématique, une voie se recommande qui est, si l’on veut, la voie d’une confrontation discursive. En fonction des traditions et cultures nationales différentes naissent des conflits d’interprétations, à propos des règles et principes d’action communs [je ne parle même pas des conflits d’intérêts sous-jacents qui ne se font reconnaître, dans un espace de civilité et de légalité, qu’en tant que conflits d’interprétation, à travers des contentieux politiques (qui doivent être au moins préjuridiques)].

Tant que nous sommes dans les relations internationales ordinaires, on peut en rester là; et c’est déjà un mieux par rapport à l’État de nature. Mais, dans les relations intra-communautaires, c’est-à-dire ces relations internationales atypiques, quasi-cosmopolitiques, qui sont nouées au sein d’une communauté politique métanationale (et annoncent le dépassement du droit communautaire dans un droit cosmopolitique), les conflits d’interprétation doivent pouvoir eux-mêmes se dénouer dans des procès d’argumentation publics.

C’est là que l’espace public peut se profiler comme l’élément formateur d’une culture politique partagée et d’une citoyenneté européenne digne de ce nom. La démocratie est une culture politique qui, elle-même, se forme dans une pratique, ainsi que l’avait bien vu Tocqueville à propos des débuts de la démocratie en Amérique. Cependant, en ce qui concerne la CE, surtout si elle s’élargit à l’est, cette pratique concertative, qui vise un consensus politique, mais qui part de différences culturellement ancrées, non seulement doit déjouer les conflits d’interprétation dans des procès d’argumentation, mais elle doit en outre approfondir ces procès d’argumentation sur la voie de reconstructions qui prennent en vue tout le passif historique de contentieux, de ressentiments, de préjugés, de violences et de dénis de reconnaissance. On ne peut argumenter pour l’idée du droit que si l’on commence soi-même, face à l’autre, par faire le récit des atteintes réciproques que l’on a portées au droit. Argumenter, c’est justifier une prétention à la validité pour la position que l’on défend. Mais reconstruire, c’est, par une reconnaissance autocritique de l’autre, supposant un « second récit », une « narration seconde », authentifier proprement cette prétention à la validité, ainsi que les arguments qui la soutiennent, en dépouillant sa position de la fausse conscience. Ainsi, désamorce-t-on les procès bien connus d‘inauthenticité, de fausse conscience ou d’idéologie, lorsque l’on évoque le Droit au sens emphatique, notamment dans les relations internationales. C’est dans la mesure où les procédures reconstructives se déploient au-delà des seules procédures argumentatives que l’on peut espérer qu’une culture politique commune s’élabore dans la reconnaissance mutuelle. La reconstruction en effet décentre la narration par l’argumentation tout en authentifiant l’argumentation par la narration. C’est sous cette condition procédurale d’une éthique reconstructive que la Communauté européenne pourra, face aux États membres, disposer d’un argument en sa faveur en tant que communauté politique. Pourquoi? Parce que c’est elle qui, par excellence, et plus clairement que les espaces nationaux, engagerait la procéduralisation de la reconnaissance réciproque entre les nations qui la composent, et en vue d’une action commune de mieux en mieux assise sur une culture politique partagée.

Est-ce à dire qu'un tel début d'intégration politique acheminerait l'Union vers la forme d'un État? C'est là une question: celle de l'État européen, que nous serons peut-être amenés bientôt à aborder frontalement.

  1. 1.  L'agenouillement de Varsovie