Le JT du 31 octobre 2012

RTBF et citoyenneté wallonne
3 November, 2012


 

Les Wallons ne savent plus pourquoi ils ont contribué à instaurer le fédéralisme.
Pour de nombreux jeunes Wallons (...) le problème, c'est le fédéralisme.
C'est-à-dire que, n'ayant connu que le système fédéral et n'ayant pas été informés des raisons de la fédéralisation,
la plupart d'entre eux considèrent que le mal belge d'aujourd'hui est produit par le fédéralisme lui-même.

(Philippe Destatte,

Assemblée du 22 novembre 2010

La Wallonie par choix, non par défaut 1

 

 

Il est 19h30, Julie Morelle, la présentatrice du JT du 31octobre 2012 l'ouvre en annonçant la plainte que dépose le roi auprès de la Commision de déontologie journalistique, soulignant que Olivier Deborsu est « attaqué de toutes parts ».  Or, on apprenait le surlendemain que l'association des journalistes était infiniment plus nuancée.  2

Ce que l'on a dit au JT du 31 octobre

Elle enchaîne ensuite et  nous reproduisons le verbatim de tout ce qui suit : « C'était il y a cinquante ans jour pour jour, la frontière  linguistique était définitivement tracée, le pays coupé en deux. L'ambition alors c'était d'assurer la paix communautaire. Retour sur cette page importante dans l'histoire politique de notre pays avec Himad Messoudi. »

On entend alors Himad Messoudi :  « Ce 31 octobre  1962 le parlement vote le  clichage de la frontière linguistique. Il n' y a aucune image de ce tournant de la vie politique de notre pays. Pourtant ce moment est historique.  Il change la Belgique à la satisfaction  de tous croit alors le gouvernement Lefèvre-Spaak. »

On entend ensuite le Premier ministre de l'époque Théo Lefèvre en néerlandais, traduit par des sous-titres : « Cette solution réconcilie les divers points de vue et répond aux différents griefs des Wallons, des Flamands et des Bruxellois. »

Himad Messoudi :  « Chez certains Wallons comme André Renard on voit d'un bon oeil cette fixation de la frontière linguistique. Côté flamand ce vote est la conséquence des manifestations importantes du mouvement flamand, mouvement  qui craint la tache d'huile francophone mais ce n'est pas le seul objectif. »

Puis c'est Wilfried Martens qui s'exprime (images et son d'il y a quelques années), de nouveau en néerlandais : « Fixer les territoires linguistiques c'était la condition de base pour être en mesure de créer une entité fédérée. Pour que la Flandre puisse se développer jusqu'à obtenir la personnalité juridique avec son propre parlement et son propre gouvernement. Ce qui était d'abord nécessaire, c'était de créer les territoires qui pour nous doivent demeurer intangibles. »

Himad Messoudi : « Ce vote, c'est une étape de plus sur la voie du combat flamand entamé à la fin du xxe siècle. c'est la conséquence aussi du refus wallon de voir la Belgique devenir totalement bilingue. Trente ans plus tard, la fixation de la frontière linguistique ne pacifie pas le pays. La lutte pour la périphérie bruxelloise et le conflit quasi insurrectionnel dans les Fourons entraîne la chute de plusieurs gouvernements. Depuis 50 ans et des deux côtés cette frontière linguistique n'a jamais été acceptée par certains protagonistes. Ce vote Flamands contre francophones en est le péché originel. »

On entend enfin Xavier Mabille : « C'est une loi à majorité simple où une majorité de parlementaires flamands peut imposer sa décision à l'ensemble des assemblées parlementaires. C'est une des dernières grandes lois de la Belgique unitaire et dans une certaine mesure c'est le legs empoisonné que transmet la Belgique unitaire à la Belgique fédérale. Depuis ce vote, un tel scénario n'est plus possible, mais de pacification du pays il n'en a jamais été question. »

Un radio-trottoir faux sous des apparences « humanistes »

Julie Morelle enchaine sur un nouveau titre qui exprime le même sujet : « Frontière linguistique qu'en reste-t-il après 50 ans ? »

Un reportage  a lieu à la frontière linguistique entre la commune d'Otrange (côté wallon) et la commune de Lauw (côté flamand, au Limbourg). A un moment donné, cette frontière suit un sentier. C'est l'occasion de planter des drapeaux wallons et flamands de part et d'autre, de jouer à l'équilibriste au centre du sentier, bref de donner une image de la frontière pour la tourner en dérision, ce qui a été fait mille fois déjà.

On interroge un fermier avec des bêtes qui pâturent des deux côtés. La question est posée de savoir quel type de lait cela donne. Cela n'a rien à voir avec les frontières, répond le fermier, en substance. La frontière c'est dans les livres et pour les hommes politiques, poursuit-il. Nous n'avons pas de problèmes avec les Wallons dit une autre personne interrogée côté limbourgeois. La conclusion coule de source, texto  : « Flamands,  Wallons au fond quelle importance ! c'est avant tout  une histoire d'habitants d'un même pays et de leur vie tranquille loin des querelles linguistiques. »

Voilà tout un récit destiné à nous dire que l'histoire n'existe pas et que les événements n'ont pas eu lieu.

Une erreur  que la RTBF pouvait éviter

Cette séquence d'un des JT de la RTBF est peut-être révélatrice d'une orientation de plus en plus marquée de la télévision de la Communauté française. Il faut d'abord souligner une erreur énorme commise. Tout le monde peut évidemment commettre une erreur, mais on a le sentiment ici que cette erreur qui n'a sans doute pas été voulue n'a pas été commise par hasard et se relie à la façon globale dont la télévision bruxelloise francophone voit la Wallonie et sa place en Belgique.

C'est l'affirmation énorme selon laquelle la frontière linguistique aurait été fixée en raison du refus par les Wallons du bilinguisme. Himad Messoudi  affirme en effet avec une tranquillité d'âme qui  sidère :  « Ce vote, c'est une étape de plus sur la voie du combat flamand entamé à la fin du XXe siècle. C'est la conséquence aussi du refus wallon de voir la Belgique devenir totalement bilingue. »

Or dans un dossier du CRISP récent de Stéphane Rillaerts La frontière linguistique, 1878-1963, CRISP, 2069-2070, année 2010, nous lisons que « L'approbation de la loi du 28 juin 1932 (...) suscitera le mythe encore vivace d'une Flandre ayant proposé aux francophones la généralisation du bilinguisme dans l'administration dans tout le pays, ceux-ci l'ayant refusé par volonté de maintenir avant tout l'unilinguisme en Wallonie... » (p. 41). Certes, la RTBF a des excuses dans la mesure où, comme le dit S.Rillaerts lui-même, c'est une erreur communément commise. Il cite à cet égard une interview de Jean-Luc Dehaene : «  Si, en 1932, la Wallonie avait accepté le régime du bilinguisme, la Belgique ne serait pas ce qu'elle est aujourd'hui. Qui a choisi alors l'unilinguisme ? Pas les Flamands, hein ! Les Wallons ... »3.  Même un historien comme Paul Wynants soutenait aussi cette thèse il y a peu de temps encore : « Le tournant a eu lieu dans les années trente quand les francophones ont refusé l'inscription du bilinguisme au niveau belge. » 4 Stéphane Rillaerts ajoute que la question du bilinguisme n'a été discutée que pour l'apprentissage des deux langues «  par les agents de l'administration centrale prévu par la loi de 1921 », mais, ajoute l'historien , « même limité à ce seul aspect, le choix du maintien (et du renforcement) de ce bilinguisme individuel était en réalité loin de faire l'unanimité dans la représentation flamande... » (Ibidem). C'est même le refus par les Flamands de maintenir un enseignement bilingue pour les Francophones de Flandre dans le primaire et le secondaire qui entraîna les députés wallons qui proposaient la possibilité d'ouvrir des écoles flamandes en Wallonie à abandonner leur projet.

L'historien Philippe Destatte donne à cet égard un repère simple permettant d'être un peu plus clairvoyant. On sait que durant l'occupation allemande, les activistes flamands avaient obtenu la flamandisation complète de l'université de l'Etat à Gand. Mais cette mesure avait été rapportée avec la libération du pays. Cependant le mouvement flamand réclama que cette mesure soit à nouveau effective. L'histoire de cette (re)flamandisation est complexe. Elle s'impose au sein des débats parlementaires notamment entre février et avril 1922 à la Chambre où quatre propositions furent déposées allant en ce sens et la flamandisation fut de fait acquise le 19 décembre 1922. Mais cette flamandisation (avec encore quelques obligations francophones) fut remise en question par le Sénat en mars de l'année suivante. Elle ne fut acquise (flamandisation plus poussée), qu'en mars (à la Chambre) et avril 1930 (au Sénat). C'est un point de repère intéressant dans la mesure où cela fait bien comprendre que les Flamands voulaient également des régions unilingues s'ils voulaient même qu'une université soit unilingue.

Des présentations partiales qui désinforment

Chacun peut commettre des erreurs. C'est certain, mais pour quelque chose de si fondamental que l'histoire d'un pays auquel la RTBF semble tant tenir et avec les moyens qu'elle a, pour un anniversaire prévu de longue date par définition, n'aurait-on pas pu faire mieux ? Il est possible aussi qu'on ne l'ait  pas voulu. Pourquoi ?

1. la justification de la frontière par W.Martens seulement

Pourquoi la RTBF ne donna-t-elle la parole qu'à un représentant flamand (Wilfried Martens), le soin de justifier (en néerlandais et seulement pour la Flandre), le sens de « cette page importante de l'histoire de notre pays » ?  Comme le dit W.Martens, la frontière est un des trois éléments qui permet de définir un Etat moderne (Etat fédéral ou Etat fédéré). Elle fixe en effet deux de ces  éléments : un territoire et une population, qui en appellent logiquement un troisième, à savoir ce qui va gouverner. Dans un autre ouvrage du CRISP, devenu un classique de la science politique, on pouvait lire le même raisonnement que celui de W.Martens : « Il ne fait aucun doute que sous l'influence des mouvements wallons et flamands, le Centre Harmel a voulu fixer le territoire d'entités inexistantes en droit : la Flandre et la Wallonie », cette tendance étant jugée dangereuse par les partisans de l'unité de l'Etat qui jugent qu'on ne peut faire apparaître  «  sans péril les deux éléments essentiels constitutifs de l'Etat : population et territoire ; il suffirait d'y ajouter, le moment favorable venu, des institutions politiques pour que la Belgique disparaisse ».  Et l'ouvrage insiste sur le fait que cette résistance était présente notamment chez les élus flamands du PSC.  5 On entend bien au journal de la RTBF : « Chez certains Wallons comme André Renard on voit d'un bon oeil cette fixation de la frontière linguistique », mais André Renard est mort le 20 juillet 1962 (donc avant le vote même de cette frontière!), on ne dit d'ailleurs pas pourquoi il voit les choses « d'un bon œil ». Pourquoi? La RTBF semble se  complaire à décrire les institutions wallonnes comme absurdes et dépourvues de sens. Or, cette fois, c'était l'occasion de montrer d'où elles viennent. Elles viennent de ce que la Wallonie minorisée dans l'Etat belge n'avait d'autre solution que d'émettre le voeu que la Wallonie soit séparée de la Flandre en vue de l'extension de son indépendance à l'égard du pouvoir central ainsi  que le disait le Congrès wallon du 7 juillet 1912, il y a cent ans, sous l'impulsion de Jules Destrée.

2. la Belgique coupée en deux

D'entrée de jeu, Julie Morelle commence son « récit » (c'est ainsi qu'on désigne cela) par les mots : « le pays est coupé en deux ». Comme si la décision de 1962 était en quelque sorte tombée du ciel sur une population sidérée.

Or, il y a depuis longtemps une limite perceptible entre provinces wallonnes et flamandes, avec les délimitations des provinces  d'ordres religieux comme les franciscains et les jésuites au XVIIe siècle 6, avec les observations d'un Louis Dewez en 1833 qui concluait sur l'évidence de la division entre une partie wallonne et une partie flamande  « Ce n'est point ici une division arbitraire ou un plan fait d'imagination pour appuyer une opinion ou créer un système » 7.  Le tracé de la frontière linguistique avait été dessiné au début du XIXe siècle par Coquebert de Montbret. En 1822, cette  frontière  « acquit une signification  administrative avec la législation  sous  Guillaume I sur l'usage du néerlandais dans les communes flamandes » 8 La  frontière linguistique  prend encore plus d'ampleur avec toutes les lois de 1932 désignant les communes à statut unilingue néerlandophone, francophone ou bilingue. Il n'y a donc rien de spécial au fait qu'à partir de 1961 le gouvernement belge songe à transformer cet état de fait ancien en loi, d'autant plus que les aspirations à l'autonomie sont fortes tant en Flandre qu'en Wallonie. On peut  peut-être regretter que les Wallons et les Flamands aient gardé leur langue et leurs caractéristiques sans se fondre mais fallait-il qu'ils le fassent pour s'entendre ? Si vraiment la fusion était la condition de l'entente humaine, ce serait bien triste pour la fraternité.9

3. les Wallons coupables

Les Wallons sont présentés comme des coupables puisqu'ils auraient  refusé le bilinguisme. On n'explique pas non plus pourquoi les Flamands ont été en mesure d'imposer leur volonté. N'auraient-ils pas fallu rappeler qu'ils étaient sont et seront probablement toujours majoritaires dans un pays  comme le nôtre, ce qui a justement poussé les Wallons à réclamer eux aussi l'autonomie et au départ plus profondément et plus radicalement que les Flamands. Notamment suite aux grèves de l'hiver 60-61, menée par André Renard au nom de l'autonomie de la Wallonie. Puisque l'on avait parlé de Renard, c'était le moment de parler de ce qu'il avait voulu.

4. les Wallons deux fois ignorés

D'abord, Himad Messoudi parle du 31 octobre comme d'un vote Flamands contre francophones. Ce qui est un façon d'ignorer que ce jour-là à la Chambre : sur les 22 députés bruxellois francophones 13 votèrent avec les Flamands contre la minorité wallonne, 9 s'en solidarisant cependant.

En outre, comme on l'a déjà compris, si la raison  d'être profonde de la fixation de la frontière linguistique est la possibilité de créer une entité flamande politique autonome, ce qui est expliqué d'ailleurs seulement en néerlandais, rien n'est dit des buts wallons de cette frontière. Tout au plus on laisse entendre que les Wallons auraient refusé le bilinguisme offert par les Flamands, un grand mythe qui subsistera longtemps encore dans les esprits puisque le principal média du pays wallon contribue à le perpétuer.

5. antipolitisme et poujadisme

L'excursion de l'équipe de la RTBF aux frontières de Lauw et Otrange avait pour but de faire dire à des gens de part et d'autre de cette frontière qu'ils ne la reconnaissaient pas vraiment, selon deux logiques. L'une est récurrente à la RTBF et dans les médias wallons et francophones, c'est l'opposition constante qui est faite entre la Belgique unitaire et la Belgique fédérale, comme si la première était « meilleure » que celle d'aujourd'hui et comme si les institutions politiques qui vont devenir les plus importantes pour les citoyens, justement celles que cette frontière permet, devaient être constamment et systématiquement déconsidérées. On pourrait ajouter à cela qu'il y a une logique humaine profonde à toute frontière. Autant une humanité aux frontières étanches serait barbare, autant la même humanité ne connaissant plus aucune frontière interne nous ferait sombrer dans un autre type de barbarie avec une impossibilité tout aussi grande de se parler. Tant entre individus qu'entre collectivités, la limite est nécessaire nous rappelle le philosophe Vergely.

6. nationalisme belge et irresponsabilité

La RTBF choisit de plus en plus la défense de la nation belge à tout prix et même au prix de la vérité comme on vient de le voir. A force de se pâmer sur l'unité des Belges et de nier les différences, on  aide  les citoyens à ne rien comprendre à l'histoire de leur pays  et à ne rien comprendre non plus de ce qu'il faut aussi construire comme entente avec les Flamands. L'entente ne reposera jamais ni sur le mensonge, ni sur  l'incitation à mentir que comportent toujours les radios-trottoirs, à mentir ou à présenter l'histoire d'une Belgique qui ne serait pacifiée que dans le bon peuple, les politiciens étant les seuls à désunir.

La vache du sympathique fermier dont le bétail pâture tant en Flandre qu'en Wallonie n'a sans doute rien à voir avec les questions politiques, mais la plupart des Wallons se retrouvent dans un pays plus pauvre que la Flandre, un pays qui devra tout de même de se passer de la Belgique (de la solidarité fédérale instituée), un pays que les sketches menteurs de la RTBF ne tireront pas d'affaire et où le chômage est deux fois plus élevé qu'en Flandre.

Un pays qui mériterait aussi d'être aimé pour lui-même, ce qui n'implique aucune haine de qui que ce soit.

La RTBF se veut indépendante et impartiale, nous pensons au contraire qu'elle se rend dépendante d'une vision nostalgique d'un passé belge qui n'a jamais existé et qu'elle ne soutiendra jamais qu'une vision du pays dont  la Wallonie est exclue.

La Wallonie, elle, est un peu comme la frontière linguistique dont la séquence peu honnête à Otrange et Law tend à accréditer (contre tout bon sens), qu'il n'en resterait rien.

 

 

 

 


  1. 1. Les manques wallons dans la crise actuelle 
  2. 2. http://www.ajp.be/communiques/2012/questionsroyales.php
  3. 3. Le Soir, 3 août 2007.
  4. 4. La Libre Belgique du 7 janvier 2003.
  5. 5. Ladrière, Meynaud, Perin, La décision politique en Belgique, CRISP, Bruxelles, 1965, pp. 109 et suivantes.
  6. 6. La Wallonie en filigrane de cartes du XVIIe siècle
  7. 7. Wallonie et Flandre ont précédé la Belgique
  8. 8. the linguistic barrier « acquired administrative significance for the first time in 1822 with William I's legislation on the use of Dutch in Flemish communes » Kenneth D. McRae, Conflict and Compromise in Multilingual Societies: Belgium, Wilfrid Laurier University Press (1 january 1986), p. 18.
  9. 9. Ouvrir est fermer, fermer est ouvrir