Chapitre II: la controverse sur l'identité et la culture wallonnes

Toudi annuel n°8, 1995

La manière d'envisager la culture dans la Belgique est révélatrice du manque-à-se-valoriser qui caractérise la formation sociale belge, manque-à-se-valoriser dont nous continuerons à montrer, dans les chapitres suivants, qu'il trouve un de ses ancrages  dans la monarchie. Indépendamment des controverses sur le concept même de culture,  et bien plus encore sur celui de culture nationale,  il y a une difficulté propre dans ce pays à désigner sa culture. C'est tellement vrai qu'il a existé en Belgique,  en 160 ans, au moins quatre théories de la culture francophone dans ce cadre géographique, territorial ou politique. Ces conceptions sont parfois radicalement incompatibles entre elles.

Avant de les examiner, il nous semble urgent de définir ce que nous entendons par « culture » 1. La définition que nous proposons ici, nous ne pensons évidemment pas qu'elle est la seule possible mais, ayant défini le sens du mot que nous employons, nous pensons qu'il sera plus facile de comprendre et de discuter notre point de vue.   Il y a évidemment autant de définitions du mot "culture"  qu'il n'y a de sociologues et de philosophes. Pourtant, il n'est pas impossible d'y voir clair. Il y a une définition restrictive et statique du mot "culture", celle, implicite, dans les pages culturelles des journaux regroupant les arts, les lettres et les spectacles. Il y a une définition plus large et plus vague désignant la culture, dite parfois "anthropologique", qui regroupe les savoir-faire,  les habitudes,  les coutumes propres à une civilisation,  à un peuple voire à des groupes plus restreints encore.

En ce sens Margaret Mead a écrit: « Par culture nous entendons (...) non seulement les traditions artistiques, scientifiques, religieuses et philosophiques d'une société,  mais encore ses techniques propres, ses coutumes politiques et les mille usages qui caractérisent sa vie quotidienne. »2. Ce n'est pas exactement le point de vue auquel nous allons nous placer dans les lignes qui suivent.

Pour notre part, en effet, nous adopterons la définition de Hegel, telle qu'elle a été redéfinie dans le numéro d'Esprit de juillet-août 1988 par Jean-Marc Ferry. Dans cette définition, la culture apparaît dans un rapport d'analogie extrêmement stimulant pour l'intelligence: la culture est aux sociétés ce que la mémoire, la parole,  l'imagination, la raison sont aux individus. Cette définition a le mérite d'être très englobante et souple, de permettre une grande variété d'argumentations. On voit s'y découper aussi les moments de l'histoire: grosso-modo, la mémoire pour le passé, la parole et la raison pour le présent, l'imagination pour l'avenir. Mais ne transformons pas cette définition de la culture en armature scolastique et doctrinaire où, par exemple, la mémoire ne serait que pour le passé. C'est évidemment,  notamment,  à partir de la mémoire que se construit l'avenir d'un peuple ou des peuples en général: on peut songer ici à la Déclaration universelle des Droits de l'homme et du Citoyen. Ce texte est à la fois en arrière et en avant de nous et il nous parle au présent.

Nous essaierons de voir ce que signifie la culture à partir de cette définition d'Hegel en partant de notre expérience historique de la Wallonie en Belgique et en Europe et, plus précisément encore, à partir des tentatives pour définir une culture d' « ici ». C'est une approche qui se veut dès le départ phénoménologique ou existentielle, historique si l'on veut. Nous ne pouvons, à notre sens, penser qu'à partir de la situation concrète où nous sommes nés. C'est à partir d' « ici » que je puis être le mieux moi-même pour saisir le monde avec l'esprit et le coeur le plus large. C'est cet « ici » que je choisirai d'ailleurs, éventuellement, de quitter pour aller vers l'ailleurs avec ou sans esprit de retour. C'est aussi cet « ici » dont je devrai rendre compte lorsque les hommes de l'ailleurs me rendront visite.

La culture est donc pour nous la culture comme mémoire-parole-imagination (adoptons cette graphie pour rappeler que la définition hégélienne peut s'exprimer aussi bien dans la philosophie, l'historiographie, la littérature, les sciences, les coutumes que dans les savoir-faire, le travail quotidien, la cuisine, le vêtement, les activités politiques, la manière d'aimer en famille, dans le couple, en amitié, etc). On donnera cependant ici une préférence à ce qui est rationnel ou le plus rationnel dans ces diverses activités où l'humanité, l'humanité globale ou telle humanité particulière, tel peuple concret, telle classe sociale, reçoit l'intelligence d'elle-même à travers son propre mouvement d'expression et de création (technique, scientifique, littéraire,      politique, etc.). Il y aura dès lors, dans notre exposé, une préférence pour les plus hautes activités de l'esprit: la philosophie, les sciences, l'histoire, la réflexion politique, l'esthétique. Ce parti pris en faveur de la raison peut se justifier,  à l'aide du mémorable argument de Kant selon lequel,  même quand on doit parler contre elle, on use encore de la raison,  ce qui est une manière de la justifier encore 3. Ce parti pris est aussi un parti pris universaliste ou humaniste: s'il y a des cultures particulières,  à partir du moment où elles sont rationalisées, elles ne sont particulières que pour  pouvoir être ouvertes sur l'universel: la raison est elle-même cette capacité de l'Universel. L'Universel n'est pas le général qui abolit les différences. La raison n'est pas non plus la seule raison mathématique, bien incapable, à elle toute seule, de rendre compte, par exemple, de l'expérience esthétique. A ceux qui pourraient être choqués de ce rapprochement entre le discours rationnel et l'art, on fera remarquer tout de suite que si c'est la même raison qui préside aux destinées d'une recherche philosophique ou littéraire, scientifique ou technique, morale ou juridique, artistique ou esthétique, il s'agit chaque fois de modalités très différentes dans l'usage de cette raison unique, mais non pas monolithique. Il s'agit de raisons plurielles qui peuvent être dites, à la suite de Kant ou d'Habermas: théorique,  pratique (morale), esthétique 4

Quatre définitions de la culture en Belgique

On pourrait dire que si la culture est la manière par laquelle une société se comprend elle-même, il y a encore, par-delà - ou même en-deçà: on est ici face au simple jeu de la réflexion qui peut se prendre elle-même comme thème -, la façon dont les sociétés elles-mêmes définissent leurs cultures particulières ou la façon dont une même culture humaine universelle prend la forme concrète d'un peuple particulier: dans le cinéma « italien » par exemple, la philosophie « allemande », la musique « wallonne »...

La culture belgo-flamande francophone

En Belgique, il n'y a peut-être pas eu une définition quelque peu élaborée de la culture nationale avant le manifeste du Groupe du Lundi en mars 1937 5. Mais on peut dire que, dès 1830, il y eut, de la part de peintres et de sculpteurs, la volonté de se démarquer des tendances néo-classiques alors en vigueur et de contribuer à un art national, responsable, notamment, de mettre en évidence les événements de 1830 6 . Cependant, cette première tentative, spectaculaire sur le plan des résultats, ne mène pas à une notion plus ou moins identifiable d'une culture belge. Une des premières conséquences de la Révolution en France fut précisément aussi,  dans le domaine théâtral par exemple,  l'abandon des thèmes classiques 7 pour des thèmes « français ». Mais dans la mesure où l'identité française était moins problématique que l'identité belge (« moins » ne voulant pas dire que l'identité française aille de soi), cette modification de la Révolution a été un geste relativement peu important, donnant, d'emblée, à la conscience que la France a d'elle-même l'occasion de se développer à partir de nombreux éléments antérieurs... On remarquera ici, au passage, que la France  assume sa Révolution, son acte de naissance comme nation moderne. Indépendamment des mérites comparatifs, du point de vue du respect des Droits de l'Homme, des avantages sociaux, de la démocratie (etc.) de la monarchie constitutionnelle belge et de la République française, répétons ici que  la France s'assume. Or, le fait que la France s'assume, a entre autres comme conséquence qu'elle est réellement républicaine, indépendamment même du régime constitutionnel qu'elle se donne. On pourrait en dire autant du parlementarisme anglais. La monarchie anglaise n'est pas une façon pour l'Angleterre d'exister et la monarchie en Angleterre est mise, même d'un point de vue symbolique, au service de la nation. Le Parlement anglais est au moins aussi prestigieux que la Reine.  Oserait-on en dire autant du Parlement belge?

Revenons à la culture. En Belgique, entre autres dans le domaine littéraire, un art national commence tout simplement par ne point exister du tout. On peut dater cependant la naissance de la littérature belge de 1880 environ, avec ce précurseur qu'est Charles de Coster quelques années plus tôt avec La légende de Thyl Ulenspiegel... 8. On remarque d'ailleurs, immédiatement, que le premier héros de l'imaginaire belge est un Flamand, dont les aventures sont cependant racontées en français. C'est une façon - involontaire bien sûr de la part de C. de Coster, homme de gauche qui sympathisait pour cette raison avec le mouvement flamand -, d'esquisser la manière dont la Belgique se définira culturellement de manière diffuse: comme un pays flamand de langue française. La langue française étant là,  en quelque sorte, « pour » nier les aspirations linguistiques flamandes en faveur du néerlandais et l'insistance sur l'imaginaire flamand et de la Flandre étant là « pour » passer sous silence l'existence, en quelque sorte même simplement physique, de la Wallonie. Nous employons des expressions telles  que « pour nier ». Il ne s'agit pas évidemment de dire que telle a bien été l'intention de la culture belge se définissant.  Mais cette double négation, de la Flandre par la langue, surtout parlée en  Wallonie, qu'on lui impose, et de la Wallonie, par la seule attention à la culture de la Flandre, identifiée à celle de tout le pays, épouse parfaitement le « besoin » de la Belgique de n'avoir pas de nationalité. Chaque partie du pays est contrainte de dépendre de l'autre pour pouvoir exister d'une manière si aliénante que tout échange entre Flandre et Wallonie devient impossible.

Si la première définition de la culture d' « ici » n'a jamais été formalisée de manière précise dans un texte bien circonscrit, on peut dire qu'elle s'adosse à la pensée de Pirenne 9. On peut penser tout le mal que l'on voudra de Pirenne. Cet historien wallon est cependant à l'origine de la manière contemporaine de concevoir l'Histoire.  Nous le voyons cité partout en Europe dès qu'il s'agit d'aller à l'essentiel, ne fût-ce que dans cette somme de la modernité que constitue la thèse de sociologie du philosophe allemand Habermas, L'espace public 10Les Ecrits sur l'Histoire de Fernand Braudel 11 , qui sont un peu la charte de l'historiographie contemporaine, se réfèrent le plus souvent à Pirenne et d'autres historiens prestigieux y ont un rang moins important. Mais pourquoi? Parce que Pirenne a tenté de saisir l'Histoire - et singulièrement celle de notre pays -, non seulement par le déroulement des faits purement politiques (batailles, constitutions, guerres, révolutions...), mais aussi par la civilisation (ou la culture) et l'économique (ou encore le social). Il faut insister sur le fait que Pirenne fut le premier à le faire. Et nous trouvons chez lui comme un écho de la définition de la culture que nous avons trouvée chez Hegel, à cause de la globalité de l'approche. Le seul reproche à faire à Pirenne, c'est de n'avoir pas réussi à pousser jusqu'au bout la définition d'une Belgique se fondant elle-même, mais d'avoir rapporté tout ce travail à la monarchie, de nouveau, et même à un sentiment d'appartenance belge fondé sur les sentiments dynastiques précédant 1830, ce qui est une manière de le stériliser.

Ceci étant dit, quelle est la définition de la Belgique que nous trouvons chez Pirenne? Pirenne part d'un postulat qui fut celui de ses prédécesseurs: qu'il y a trois grandes principautés qui forment l'assise de la formation sociale belge: le Comté de Flandre, le Duché de Brabant, la Principauté de Liège 12 . Il importe de voir sur une carte que les parties des ces anciennes principautés - parties d'ailleurs essentielles -, ne recouvrent pas ce que nous appelons aujourd'hui « Brabant »,  « Flandre » ou « Province de Liège ». Le Comté de Flandre, tel qu'il se projette sur la Belgique actuelle, est la Flandre actuelle, sans le Brabant flamand ni le Limbourg ni Anvers. Le Brabant est la province unitaire divisée depuis janvier 95 plus (grosso modo), celle d'Anvers (mais le Brabant ancien était également uni au tout petit Duché de Limbourg, principauté à l'est de Liège incluant le Pays de Herve, Fouron, des régions germanophones). Quant à la Principauté de Liège, toujours projetée sur la Belgique (elle n'a jamais vraiment compté, contrairement à la Flandre et au Brabant, beaucoup de territoires extérieurs à l'actuelle Belgique), elle s'étendait sur la majeure partie de la province de Liège actuelle, sur l'arrondissement de Dinant-Philippeville, une bonne partie du Hainaut, autour de Charleroi et une grosse enclave, au moins jusqu'au 17e siècle, du Luxembourg actuel: le Duché de Bouillon dont la superficie atteignait 1000 km_ 13. Quant aux autres principautés, du moins les deux principales, le Hainaut et le Luxembourg, elles recouvrent à peu près les actuelles provinces. Avec ces correctifs, pour le Hainaut, que la moitié de celui-ci se trouve en France, que le Tournaisis formait avec Tournai une entité autonome (d'ailleurs reliée à la couronne de France, ce qui est l'exception même de la Wallonie qui, juridiquement, fit partie de l'Empire germanique jusqu'en 1789 tandis que la Flandre fut longtemps vassale du Royaume de France). Le Luxembourg est l'actuelle province, à cette exception notable près que son quartier germanique forme aujourd'hui un Etat indépendant, dont la capitale est la capitale de l'ancien Duché. Le Limbourg (la province belge actuelle), a été rattaché à la Principauté de Liège au 14e siècle et les 600 km_ de la Principauté de Stavelot-Malmédy ont formé un territoire quasiment indépendant,  à l'instar de la Principauté de Liège.

C'est justement ce dernier point qui amène Pirenne à traiter la Principauté de Liège à part dans son Histoire de Belgique et, tout particulièrement, dans les siècles décisifs qui précèdent l'indépendance belge ou, plus exactement, la formation d'un Etat belge en 1830 14. Ce traitement à part a quelque chose d'un peu inévitable si l'on veut effectivement faire l'Histoire de la Belgique. Car, en dehors de la Principauté de Liège (et de quelques enclaves dont Stavelot-Malmédy et Bouillon (qui représentent quand même, à elles deux, le 1/10e du territoire wallon actuel), le reste de ce qui s'appelle aujourd'hui "Belgique" est sous la domination d'un même Prince (bourguignon puis espagnol enfin autrichien). Notons que ce fait n'est pas sans conséquences pour notre propos: 40% au moins du territoire wallon actuel (les enclaves plus ou moins indépendantes de Bouillon et Stavelot-Malmédy, la Principauté de Liège), sont ainsi mis à part de l'histoire nationale. Dans les manuels ou la presse, lorsqu'il est question de la « Belgique » - le mot n'est pas entièrement anachronique même si les habitants de cette Belgique ne se désignaient pas unanimement comme « Belges »15, entre 1400 et 1800 -, c'est de cette Belgique-là qu'il est question, sans 40% de la Wallonie. Il en va ainsi de la Révolution « belge » de 1789,  par exemple, qui reste une référence. Or, la « Belgique » de 1789 a connu une révolution  dont la Principauté de Liège se distingue en en faisant une autre, très différente, et à laquelle le Luxembourg, voire le Hainaut, ne participent que très peu. Ce qui fait de ce 1789-là,  une affaire très « flamande », si l'on veut. Mais le texte de Pirenne l'est encore plus. Car lorsque Pirenne spécifie son propos, ancre le développement historique de nos régions quelque part, il le fait, forcément, à partir des deux grandes Principautés, Brabant et Flandre. Dans les milliers de pages de l'Histoire de Belgique, Liège (la Principauté) reçoit toute l'attention de l'historien, mais dans des chapitres, justement, à part. Quant au reste de la Wallonie, il n'en est pratiquement jamais question. Le Hainaut bénéficie de quelques pages, Namur de quelques lignes et le Luxembourg reste quasiment  ignoré.

On voit bien les raisons qui ont amené Pirenne à agir ainsi. Il a comme objectif de faire l'Histoire de la Belgique, telle qu'elle apparaît en 1830. Force est de constater,  en conséquence, que l'Histoire de Belgique de Pirenne - en tout cas pour la période constitutive,  qui va de 1400 à 1800 rappelons-le -, c'est l'Histoire de la Flandre,  cependant sans le Limbourg, guère mieux loti à cet égard que les provinces wallonnes (avec la nuance pour le Pays de Liège qu'il est traité à part). C'est seulement à partir de 1795 que  l'Histoire de Pirenne redevient l'Histoire de toute la Belgique (cette fois le Pays de Liège incorporé à la France subit un sort identique à ses voisins « belges »). Il suffit de lire l'Histoire de la Flandre telle que Manu Ruys l'a écrite dans Les Flamands pour s'en rendre compte: Manu Ruys a simplement calqué son Histoire de la Flandre sur l'Histoire de Pirenne 16. Bien que Pirenne lui-même soit plus discret à cet égard, nombre de ses émules sont allés jusqu'à dire très ouvertement que la Belgique c'était une Flandre qui devait devenir (ou rester) francophone,  que tous les Belges étaient des Flamands. Et il importe de noter ici que cette notion n'avait pas de connotation communautaire dans l'intention de ceux qui la mirent en avant 17.

En dehors de cette occultation de la Wallonie à laquelle le prédisposait  le matériau historique qu'il traitait (dans la « Belgique » de 1400 à 1800, Bruxelles, Anvers,  Bruges et Gand sont fatalement plus importantes que Mons, Namur ou même Tournai  mais pas nécessairement plus importantes que Liège qui n'est pas de « Belgique »),  il faut signaler un oubli assez grave de Pirenne qui ne recouvre, certes, que partiellement la période envisagée ici: c'est le fait de longue durée que constitue l'Art mosan 18. On sait que l'archéologue français Charles de Linas avait désigné par ce terme un ensemble de productions (notamment en dinanderie, sculpture et architecture), qu'il voyait se distinguer nettement des productions des régions proches d'Allemagne, de France et de Flandre, soit un territoire "wallon" mais débordant sur Verdun d'une part, sur Maestricht de l'autre, et ne recouvrant pas toute la Wallonie du bassin de l'Escaut (mais bien Nivelles cependant par exemple) 19.

Ceci n'est pas secondaire. Cet  oubli en rappelle d'autres qui tous concernent la Wallonie, qui la nient en quelque sorte, dans le cadre  d'une dialectique subtile  où la Flandre se trouve également niée puisque la Flandre de Pirenne est une Flandre francophone. La part la plus importante des éditions du dictionnaire Larousse consacrée à la Belgique, jusque dans les années 80, portait comme intitulé un titre en grands caractères: ART FLAMAND, intitulé sous lequel on reprenait les photos de la collégiale de Nivelles, de la cathédrale de Tournai, l'église St-Jacques de Liège, les fonts baptismaux de St-Barthélémy... Il y a des raisons objectives mais aussi des gestes - involontaires ou non -, d'occultation qui font que la Belgique s'est largement identifiée à la Flandre, par exemple dans l'imaginaire de nos voisins français. Ce fait a été renforcé encore par le phénomène littéraire du symbolisme. Cette école littéraire, née en France, n'y a pas trouvé, sur place, ceux qui pouvaient le mieux l'illustrer et la mettre en oeuvre 20. Les grands noms du symbolisme sont flamands: Verhaeren, Maeterlinck. Cette irruption de grands Flamands sur la scène littéraire française et même mondiale - Maeterlinck obtint le Prix Nobel avant la Grande Guerre -, a influencé considérablement la manière dont la Belgique s'est perçue à l'extérieur comme à l'intérieur: comme un pays flamand 21 . Jusqu'à tout récemment, un grand journal comme La Libre Belgique considérait Le Plat Pays de Jacques Brel (belle chanson dans la mesure où elle est une sorte de pastiche involontaire de Verhaeren), comme la « Brabançonne sentimentale ». L'auteur de ces lignes a même encore le souvenir d'une allocution de M. Tindemans sur RTL clôturée par cette chanson de Brel.

Si l'on ajoute à cela le rayonnement de la peinture flamande, puis la montée du nationalisme flamand et les gages qu'en conséquence l'Etat belge crut utile de donner à tout ce qui illustrerait la Flandre, pour se préserver lui-même en faisant droit à cette aspiration,  on mesure mieux à quel point la première définition de la culture belge est flamande et francophone, des tableaux de Rubens et Van Eyck à Maeterlinck en passant par l'historiographie de Pirenne, pourtant lui-même wallon,  ce qui montre bien que cette conception "flamande" fut loin d'être le fait des seuls Flamands ni même des seuls Belges. La France y apporta une contribution tout à fait décisive. D'une manière générale, le "Belge" des films français était toujours affecté d'un accent flamand. Et dans tout reportage sur la Belgique, le mot flamand s'imposait à tort et à travers sous la plume des reporters français, de Victor Hugo 22 à cet incroyable numéro spécial de L'Express sur la Belgique en 1980, où pas un seul mot ni une seule ligne ne concernent le pays wallon. Jusqu'à un certain point, tout ceci reste actuel. Dans les cours d'Histoire, c'est le patrimoine flamand qui est mis à l'honneur jusque dans les manuels les plus récents et ce sont les écrivains flamands qui semblent s'imposer majoritairement dans l'Histoire littéraire de Marc Quaghebeur en 1982. En septembre 1989, à l'atelier wallon de production cinématographique intitulé WIP, un projet de réalisateurs bruxellois, à l'occasion d'Europalia Japon,  est présenté aux administrateurs. Ce projet a pour but de montrer l'universalité des cultures et le lien entre la Belgique et le Japon. Ce projet est intitulé « Breughel est japonais »... On pourrait donc penser qu'en dressant l'une contre l'autre la Flandre et la Wallonie, pour les empêcher d'exister, la Belgique a quand même fini par donner naissance à une Flandre un jour  rejointe par une  Wallonie.

Pirenne a voulu tirer beaucoup de leçons de la nature de l'appartenance  « nationale » dans les principautés dont il décrit l'Histoire. Rappelons-le, ce sentiment d'appartenance est fondé sur un certain rapport aux dynastes locaux  qui, Ducs de Bourgogne, Rois d'Espagne puis Empereurs autrichiens, gardent officiellement le titre de Comtes de Namur, de Hainaut, etc. Lorsqu'il décrit le règne d'Albert et Isabelle au 17e siècle, Pirenne marche à fond dans ce sens. Mais, à nouveau, sans voir que ceci (qui n'a pas nécessairement valeur de preuve: le sentiment dynastique a existé dans maints pays qui sont aujourd'hui des républiques), ne vaut en tout cas pas pour la  Principauté de Liège. Là, le sentiment d'appartenance repose sur un développement historique, aussi ténu et fragile qu'on voudra, mais relevant du peuple lui-même, non de son Prince qui, monarque élu, ne pouvait s'inscrire dans une lignée dynastique. On signalera plus loin que les monarchies électives ne possèdent pas toutes les caractéristiques des monarchies; elles n'en sont pas véritablement. Le sentiment liégeois, dans l'ensemble belge d'avant 1789 ou d'après 1789, confirme cette idée que nous avons trouvée chez Jacques Ellul (voir plus loin).

Venons en maintenant à la « dialectique subtile » qui fait que, dans cette présentation de la Belgique chez Pirenne, la Flandre est en définitive aussi bien niée que la Wallonie. C'est bien sûr parce qu'il s'agit d'une Flandre francophone, ayant comme vocation de devenir francophone à l'instar de ses élites. On dirait que Pirenne s'évertue à dire aux Flamands que leur Flandre n'est pas ce qu'ils en pensent linguistiquement, et aux Wallons qu'ils ont à se tourner vers la Flandre pour exister culturellement. C'est une manière de rendre moins dramatique, pour une conception  unitaire de la Belgique, une dualité qu'il est difficile de nier. Il y a là comme un tour de passe-passe, qui fait disparaître tant la Flandre que la Wallonie, tout en leur permettant de continuer à exister sur un mode dégradé: la Flandre, sans sa langue, dont elle allait faire l'élément central de son identité, la Wallonie avec une langue dont elle commençait à user avec bonheur, mais sans que soient mises en évidence  les éléments de l'Histoire, des paysages, des réalités économiques et sociales wallonnes. Bien sûr, l'abstraction des différences qui nuisent à l'unité est une opération qui s'effectue dans toutes les constructions nationales. Mais Pirenne, de plus, a fortement insisté sur le fait que l'unification de la Belgique ne trouvait pas son principe dans la race, comme en  Allemagne, ni dans la politique, comme en France. Indépendamment de ce qu'on peut penser de cette « race » qui  ferait l'unité de l'Allemagne, principe biologique, remarquons l'élimination du principe politique d'unification pour la Belgique au bénéfice d'un « principe » encore moins proche de l'Homme et du  Citoyen que le "principe" allemand (biologique): dans le cas de la Belgique, l'unité de la vie matérielle, un déterminisme à la fois historique, mais aussi économique, qui ne permettra probablement pas de vivre la Belgique comme un pays né de la volonté d'en être un.

Ce « matérialisme » (que nous ne confondons pas avec le matérialisme philosophique marxiste), fait songer à ce que dit le Père Roger Mols de l'adhésion des Bruxellois à la monarchie. Que les réflexions de ce sociologue bruxellois soient influencées par les idées de Pirenne, déjà transformées en idéologie nationale (ou a-nationale), au moment où il écrit, n'enlève rien à l'intérêt de ses remarques. Le Père Mols commence par remarquer que le patriotisme bruxellois est « utilitaire », ce qui convient parfaitement à un pays dont la seule base est « matérielle ». Pour le Père Mols, les Bruxellois sont étrangers à tout chauvinisme, mais ce sentiment s'allie, dit-il, avec « un loyalisme dynastique au-dessus de toute discussion ». Il parle d'un attachement « atavique » à la maison régnante qu'il fait remonter à la tradition dynastique des Principautés belges. Pour le Père Mols, les Bruxellois applaudissent les souverains belges, des « Applaudissements à l'enthousiasme contenu », poursuit-il, « sur le sens desquels il ne faut pas se méprendre. Celui qu'ils applaudissent, c'est leur souverain. D'abord, le possessif, puis le substantif. Au fond, ils donnent libre cours à une sorte d'égoïsme collectif transposé sur une personnalité de parade. » 23 Est-ce bien toujours le cas? Depuis l'époque des débuts du règne du roi Baudouin où Mols écrivait ces lignes, la situation de Bruxelles s'est profondément modifiée, et sans doute aussi le caractère de ses habitants, de même que celui d'une monarchie de plus en plus éthérée, « sainte », « spirituelle ». En décembre 93, un sondage indiquait que les Bruxellois considéraient la mort de Baudouin Ier comme un événement plus important que la montée du chômage. Contrairement aux autres régions du pays qui donnaient la priorité au chômage sur le deuil de la famille royale. Au moment où la Belgique est menacée de disparition, un sentiment national belge plus apparenté à l' « idéalisme » des nationalismes d'ailleurs apparaîtrait-il à Bruxelles? Les manifestations d'adhésion à la monarchie en août 93 et en août 94 y font penser. On a l'impression d'un désarroi si grand qu'il fait oublier les anciens critères plus « utilitaires » auxquels les Bruxellois se référaient normalement. Mais que ce soit sur le mode réaliste ou le mode idéaliste, la citoyenneté annulée (par sa référence au roi) demeure.

La Belgique culturellement française ou le lundisme

La deuxième théorie de la culture en Belgique s'esquisse à partir de 1920 sous la pression majoritaire d'écrivains flamands de langue française, paradoxalement. Elle se formalise explicitement, en mars 1937, dans un texte intitulé « Manifeste du groupe du Lundi », qui revendique le remplacement du concept de « Littérature belge de langue française » par celui de « Littérature française de Belgique ». La « Littérature belge de langue française » - et par-delà, nous le verrons,  la culture -, avait pu se matérialiser dans la définition d'une Belgique flamande et, parce que flamande,  même si elle s'exprimait en français, ayant une personnalité propre surtout par rapport et par comparaison avec la France, la Wallonie, implicitement sans doute,  étant considérée comme moins apte à « faire la différence ». Ceci n'est qu'une hypothèse: la Wallonie, en tout cas à l'époque, n'existait que comme entité régionaliste, folklorique, alors que la Flandre était en fait utilisée pour donner une assise à une entité nationale, même si le folklore vaut pour la culture. Curieusement, la Wallonie est plus sérieusement traitée sur le plan politique 24.

Pour les « lundistes » (les mots « lundistes » ou « lundisme » viennent de ce qu'ils signèrent un manifeste dit « du groupe du lundi » en 1937: nous nous en tiendrons à cette terminologie qui désigne ceux qui définissent la Belgique culturelle comme « française »), le point important à souligner est qu'il n'y a pas de différences notables à signaler entre la littérature française de France et celle de Belgique. Certains lundistes considéraient la France comme s'égalant à l'universel même, ce qui, nous l'avons vu, ne manque pas de pertinence et même  peut s'appliquer à toute culture particulière qui n'est jamais qu'une forme singulière que prend l'art humain universel.   Dès lors, reflet de l'Universel, il peut en être jusqu'à un certain point le substitut... Il y avait beaucoup d'idéalisme aussi dans cette conception lundiste. En effet,  penser qu'une littérature venant d'une société politiquement différente (la Belgique), doit être la même qu'une littérature venant d'un autre espace public (la France), suppose que la littérature est absolument étrangère à la société où elle naît,  qu'elle tombe du ciel. Cette position difficilement tenable, sociologiquement, a pourtant été celle des élites francophones belges 25 . C'est son aspect désincarné et son universalisme qui ont sans doute permis que cette théorie soit le fait de toutes ces élites belges francophones,  qu'elles soient,  par option politique,  plutôt de gauche ou plutôt de droite, plutôt laïques ou plutôt catholiques, plutôt unitaristes belges ou plutôt fédéralistes ou, encore, rattachistes. On s'entend mieux sur l'éthéré indéfini.

La littérature est, sociologiquement, la plaque tournante du phénomène culturel. Il faut que la peinture, le cinéma, la musique se « disent » quelque part dans un discours cohérent, écrit, celui que constitue la critique d'art, précisément, à côté de la critique littéraire, mais, aussi, en liaison avec l'historiographie,  la philosophie,  le journalisme politique, la réflexion sociologique, etc. 26. La conception d'une Belgique culturellement française (et rien que française) s'étendit donc à toutes les productions de l'esprit en Belgique francophone. Un des organismes qui a précédé l'actuelle "Communauté française de Belgique" (dont l'intitulé lui-même correspond au concept "littérature française de Belgique" et est un décalque de l'idéologie lundiste), le CACEF, a été présidé par quelqu'un qui affirmait, encore en 1979, qu'il n'y avait pas de culture propre à l'"ici" et donc, au moins implicitement, que la seule culture dont avaient à s'occuper les Belges était la culture française 27 .

Deux réflexions se présentent à l'esprit face à cette conception, si nous retournons à notre définition de la culture comme mémoire-parole-imagination. A partir du moment où la Belgique (francophone évidemment), définissait sa culture comme étant « française », elle se considérait, peut-être sans le savoir, comme une sorte de corps politique sans tête, comme une entité-zombie peuplée de débiles mentaux absolus. En effet, une Belgique ayant la culture - c'est-à-dire la mémoire-parole-imagination - d'une autre société, c'était une Belgique sans intelligence d'elle-même. Etait-ce même encore la Belgique? On peut se poser la question. Il y a là un malaise. Comment a-t-on pu si longtemps nous définir ainsi comme inexistants? Bien sûr,  l'idée de culture, chez les « lundistes », est une conception idéaliste absolue faisant de la littérature, notamment, un objet qui ne vient de nulle part (ou du ciel,  ce qui revient au même). Mais, malgré tout, on peut se poser la question. D'ailleurs on peut se la poser aussi à propos de la France et de la culture française dans cette conception. Il est évident que Malraux, Mauriac, Camus, Sartre, Truffaut, Ricoeur n'ont jamais eu la conception d'une culture française désincarnée existant en dehors des bouleversements profonds de l'Histoire de France comme la guerre de 1940,  l'antisémitisme, la Résistance, la Libération, le poids du PC (auquel les intellectuels français se rallièrent en majorité), etc. Bref, cette culture française dont se réclament les lundistes et, aujourd'hui encore, les rattachistes, ne semble pas être la culture de France, la culture d'un pays concret. C'est peut-être une culture qui trouve une unité dans la seule langue française (et donc, peut-être aussi, dans les seules démarches de l'esprit où la langue est prépondérante comme la littérature), mais qui ne renvoie nullement aux peuples: le Québec, lui aussi de culture française, n'est pourtant pas la même chose que la Wallonie ou le Sénégal... On ne parvient pas à se défendre de l'idée que cette définition lundiste (et française) de la culture d'"ici" est profondément négatrice de cet « ici », de notre situation concrète. Par volonté de nous ancrer dans l'Universel,  elle nous coupe de son ancrage de départ,  quel que soit le nom qu'on puisse lui donner: Flandre,  Belgique,  Wallonie....

Bien qu'elle le nie, la conception lundiste a son origine justement dans un contexte politique. Les lundistes sont, au départ, en majorité des écrivains francophones de Flandre. Avec la flamandisation de la Flandre, ces Flamands perdent leur légitimité, la possibilité d'être reconnus en Flandre où, très concrètement, ils voient bien que leurs livres, un jour, ne seront plus vendus. Mais, comme la Flandre leur avait servi d'introduction en France et sur le marché littéraire français et qu'elle leur échappe,  qu'ils y perdent leur pouvoir symbolique; comme, d'autre part, la Wallonie ne peut leur servir de substitut, puisque sa réalité culturelle n'a pas de statut et, n'ayant pas de statut, ne possède aucune force légitimante, ils sont contraints de trouver un accès direct au marché français en se déclarant, d'emblée des « Français », simplement   citoyens, administrativement,  d'un autre pays:  la Belgique 28.

Or, ce n'est pas aussi « simple ». Comment une collectivité humaine comme la Belgique francophone pourrait-elle être quasiment assimilable à la France et, en même temps, relever d'une appartenance politique tout à fait distincte? Il y a là un dédain très fort, un mépris de fer pour l'idée de citoyenneté. Comme si celle-ci ne pouvait relever que du fonctionnement des seuls rouages institutionnels, politiques et administratifs et, pour le reste, pour l' « affectif », la représentation de soi (etc.), d'un autre pays. Voici une confirmation de ce que nous disions de la monarchie, qu'on peut faire l'hypothèse (mais provisoire répétons-le), qu'elle ne met pas en cause le fonctionnement des institutions politiques pures. Mais  que le sens que la monarchie  donne à celles-ci  ne se relie à aucune appartenance nationale  définie. De là, le saut plus facile dans le lundisme, surtout pour ceux qui sont attachés à la Belgique. Dans la mesure où  le sentiment d'appartenance à la Belgique se fonde, non sur une identité assumée mais sur l'allégeance à la monarchie. On peut aussi voir ici la raison du fait que le lundisme convenait un peu à tout le monde en Belgique francophone, aussi bien aux partisans de la Belgique qu'aux premiers tenants de la réunion à la France et même peut-être  aux fédéralistes...

En cette affaire, l'esprit civique perd cependant sur tous les tableaux. Sur le plan culturel, le développement d'une culture de l' « ici » n'est plus possible, parce que cette culture s'interdit d'avoir unefile:///Users/josefontaine/Desktop/sansIllCentreCom_VacheNoire_Bensmail.doc image d'elle-même qui la pousserait à s'auto-développer. Paradoxalement, le lundisme interdit à la partie française du pays d'être elle-même, la pousse à se développer à partir (seulement) de l'ailleurs: pôles français, pôles « universalistes », mais, en tout cas, refus de l' « ici ». Etrange démarche culturelle! Quant à la citoyenneté proprement dite, elle est subvertie gravement par la conception lundiste. Pour les élites intellectuelles, notamment, l'activité politique apparaîtra comme étrangère à la « vraie » appartenance (française ou culturelle française). N'est-ce pas en raison de cela que s'est développé dans notre pays un fort poujadisme intellectuel? On a tendance à le penser. Dans le contexte du lundisme, être un citoyen n'a presque plus de sens. Donc l'activité politique non plus. C'est cela, à notre avis, qui empêche, aujourd'hui encore, nos historiens, nos sociologues, nos écrivains (et on pourrait citer aussi les économistes), de vraiment penser la société belge, et les pousse à ne raisonner qu'en termes français ou universels. La violence avec laquelle le manifeste wallon a été accueilli s'explique aussi: dans la mesure où le lundisme prend seulement en compte le fait culturel français ou universel, l'attachement du manifeste à la culture de l' « ici », le marquait comme « régionaliste » et « provincial » au pire sens de ces mots. Que la « culture wallonne » n'ait pu être considérée autrement que comme folklore démontre à quel point le lundisme a rongé en nous l'adhésion citoyenne, républicaine.

La monarchie, elle, gardant son prestige pour des raisons qui tiennent au fait  qu'elle n'exige pas de vraie citoyenneté, par définition, n'a guère souffert du lundisme. Au surplus, comme nous l'avons vu, surtout avec Albert Ier, la monarchie belge, vis-à-vis de la Belgique, s'est toujours un peu considérée comme soumise aux Traités qui ont permis à la Belgique d'exister, comme le commis d'un ordre européen supérieur à la "Cité" belge, celle-ci ne devant pas, en un sens, pleinement exister par elle-même. Que le lundisme ait été une théorie niant que la culture de l' « ici », pour les Belges francophones, puisse exister par et pour elle-même, s'arrangeait bien de cette arrière-pensée « européenne » et cosmopolite de la monarchie belge et s'arrangeait surtout de la dépendance culturelle de la « Cité » belge avalisée sur d'autres plans  par les rois des Belges. La façon dont nous avons accepté l'Europe et dont la monarchie la prône va dans ce sens. On croit parfois que la constitution d'une Union européenne mettra fin  un jour aux monarchies, dans la mesure où les monarques, « chefs de l'Etat », expriment par excellence la souveraineté de l'Etat. Mais on peut faire deux remarques à cet égard. D'abord, il n'est pas sûr que l'Europe devienne un Etat fédéral  au sens où les Etats-Unis en sont un (et forment un seul Etat, une seule Nation, un seul Etat-Nation). Si, cependant, cela se réalisait (comme Baudouin Ier en fit encore le voeu le 20 juillet 1992, considérant comme de mauvais Européens ceux qui n'étaient pas fédéralistes), cela irait comme un gant à la monarchie belge dont l'existence relève d'un accord entre Etats européens. La monarchie anglaise, par exemple, ne réagit nullement de cette façon. Et si le roi d'Espagne fut européen dès son accession au trône, c'est parce que l'évocation de l' « Europe » dans l'Espagne d'alors était une façon de se réclamer de la démocratie.

La « belgitude »

Dans le développement de l'Histoire, les périodes ne se succèdent pas comme des éléments étrangers les uns aux autres. Il y a dépassement, emboîtements, interférences. La théorie de la Belgique « française » est établie, au départ, justement par des Flamands, des Flamands sous les pieds desquels le sol de la Flandre se dérobe. La conception d'une « Belgique seulement française » est peut-être aussi l'écho du combat d'abord linguistique qu'est en train de gagner la Flandre flamande sur la Flandre francophone. C'était une langue qui s'opposait à l'autre (le néerlandais au français). Les tenants de la Belgique culturellement française n'ont pas songé à opposer, au pays, la Flandre, qui s'affirmait à travers la langue, un autre pays - qu'il s'agisse ici de Wallonie ou de n'importe quoi. Ils ont opposé une autre langue, ce qui avait le mérite d'ailleurs de sauver, d'extrême justesse, la Belgique comme entité politique simplement francophone.

C'est à l'idéalisme des lundistes que s'opposèrent, à partir de 1975, les tenants de la « belgitude ». Pour ces écrivains, il y a une double volonté, celle d'assumer une littérature qui ne se coupe pas du social et, en même temps, celle de ne pas se couper d'un social bien précis, si l'on peut oser cette expression: la Belgique. Peut-être parce qu'ils avaient perçu - non sans raison d'ailleurs -, l'autonomie culturelle accordée en 1970 aux deux Communautés du pays comme teintée de la trop grande francolâtrie de certains lundistes, les tenants de la « belgitude » y opposèrent à nouveau (à ce qui finalement peut être considéré, derechef, comme une conquête flamande: l'autonomie culturelle), non pas la Wallonie ni la France, mais la Belgique. Dans la « belgitude » on sent encore le besoin de se différencier de la France, de cette France, au moins, pure et sacrée des lundistes, cette France dont la culture semble un objet tombé du ciel des Idées. Il faudra donc, chez les tenants de la « belgitude », insister sur ce qui, par rapport à la France réelle ou mythique, fait notre relative misère,  la modestie des dimensions du pays, son caractère hybride (wallon et flamand) et,  surtout peut-être, son manque d'identité. Le lundisme avait échafaudé une Belgique francophone sans tête, une entité/zombie ayant la mémoire d'un autre, de même que sa parole et son imagination. La « belgitude » (mot fabriqué sur le modèle de « négritude » forgé par le Président Senghor), était d'emblée la revendication d'un « ici » peu glorieux mais qui devait être assumé. Ce que le lundisme avait détruit - l'identité belge francophone, belge tout court jusqu'à un certain point -, la belgitude le reconstruisait, sur le modèle, cependant, d'une quasi-ruine. L'identité de la belgitude était considérée comme faible, aléatoire. Une des grandes idées de la belgitude,  dans la ligne de Pirenne d'ailleurs, et parfois en employant les mêmes mots  29  avec une intention différente - « syncrétisme »,  « carrefour » qu'on retrouve dans la préface à l'Histoire de Belgique -,  c'était d'affirmer une identité en creux, faible, quasi inexistante, l'identité d'une non-identité telle que, peut-être, les fameuses « blagues belges » semblent l'exprimer. On voit à quel point la belgitude tient encore du lundisme, par cette référence négative à la France, et comment elle tient encore à la Belgique, par cette référence implicite à un imaginaire belge à la Pirenne 30 ou sur le plan culturel, le fait que Pirenne rédigea d'abord son Histoire de Belgique en allemand... Quoiqu'il en soit, si tous les Belges (et tous les Européens) sont des métis, les Wallons ne le sont pas comme les Flamands. Il n'y a que Bruxelles à répondre à la définition de la culture de l' « ici » dans la « belgitude ». De cette théorie, la Wallonie, avec sa propre expérience historique, des luttes ouvrières notamment, se voyait écartée à nouveau. Ainsi, par exemple, il est apparu à beaucoup de Wallons comme profondément vexatoire de faire apparaître la Belgique comme un doux paradis de l'entre-deux et de la médiocrité, au moment où la prospérité industrielle de leur pays faisait naufrage, au moment où sa minorisation politique s'aggravait jusqu'à mettre en cause la notion même de démocratie. Bref,  la belgitude, qui est peut-être la culture propre à l'"ici" bruxellois, oubliait autant la Wallonie que les théories précédentes et concernait surtout la Flandre. Mais non la Flandre en soi: la Flandre instrumentalisée aux fins de fonder la belgitude de la Belgique.

La belgitude convient à la monarchie pour des raisons semblables à celles pour lesquelles le lundisme lui va comme un gant. Minimiser la Belgique, l'appartenance à la Belgique, faire de cette appartenance minimisée, de cette identité faible, la caractéristique belge par excellence, permet à la monarchie - que celle-ci ou les tenants de la belgitude en soient ou non conscients, cela revient au même -, d'apparaître à nouveau comme la seule référence forte et comme une référence forte compatible avec le fameux "creux". La monarchie belge, en effet, à l'instar d'une certaine aristocratie cosmopolite, peut se prévaloir de n'être de nulle part, de n'avoir pas vraiment affaire au phénomène « nation » (qui suppose la culture citoyenne et démocratique). Si, en janvier 1994, l'un des tenants les plus célèbres de la belgitude, Pierre Mertens, a pu écrire dans Le Monde, que l'Etat belge avait une vocation « monarchiste », cela ne peut s'expliquer qu'en fonction de ce que nous venons de dire. En effet, même un monarchiste fervent ne dirait pas que l'Etat belge a une vocation « monarchiste ». Il dirait par exemple que la monarchie est le régime qui convient le mieux à la Belgique. Mais les monarchistes les plus intelligents d'aujourd'hui, qui sont attachés à la démocratie, savent quand même que l'on ne peut pas dire qu'un Etat aurait comme vocation de maintenir le principe monarchique. Car ce principe n'est évidemment pas, en lui-même, démocratique. Si Pierre Mertens est allé jusqu'à dire cela dans son compte rendu du livre de Jean de la Guérivière, Belgique la revanche des langues (Seuil, Paris, 1994), c'est parce que Pierre Mertens voit, à notre avis, en une certaine inanité de la monarchie belge (fondée sur sa non-identité nationale), une des caractéristiques de la belgitude, une des caractéristiques  d'un pays  qui se construit ou a cru se construire (derechef comme la monarchie), en surplombant ses composantes, en en  niant les identités.

La culture wallonne

A peu près au moment même où s'échafaudait la théorie de la « belgitude », on assistait du côté wallon à une réelle effervescence culturelle allant justement, précisément, dans le sens de cette intelligence d'une société par elle-même dont nous parlions avec Hegel. De 1978 à 1982, on assistait à toute une série de naissances (du moins de naissances possibles) d'une culture wallonne. Sur le plan de la réflexion historique sociologique,  il faut noter l'encyclopédie La Wallonie,  le pays et les hommes dont les six volumes s'échelonnent de 1976 à 1984 et la sortie d'un livre austère - mais qui fut pourtant un best-seller -, intitulé Les causes du déclin wallon de Michel Quévit ou encore,  du même auteur,  La Wallonie,  l'indispensable autonomie (respectivement en 1978 et en 1982) 31. En 1978, l'écrivain wallon Conrad Detrez recevait un très grand prix littéraire français, le prix Renaudot,  comme son compatriote Plisnier reçut le Goncourt  en 1937 32. Mais alors que Plisnier, en 1937, obtenait son prix notamment pour le roman Mariages, où toute allusion à la Wallonie est volontairement occultée (le roman se déroule à Mons,  ville qui n'est jamais nommée contrairement aux villes flamandes ou françaises proches),  Detrez, dans L'herbe à brûler, faisant suite à Les plumes du coq 33,  n'hésitait pas un instant à faire de questions comme celle de Louvain ou celle dite « royale » (en 1950), la trame de ses ouvrages. Et cette façon d'affirmer la Wallonie dans des fictions est peut-être ce qu'il y a de plus difficile dans le travail de création. Cet avènement d'une réalité, qui n'y a pas encore une place reconnue, ne se produit pas aisément. Elle a à être recréée en un sens. Le phénomène trouvait son écho dans le théâtre avec Louvet, dans le cinéma avec Andrien et Michel 34, dans la littérature encore avec Thierry Haumont 35, André-Joseph Dubois 36, dans la BD avec Comès et Bucquoy 37 ou encore Jean-Claude Servais 38, dans la poésie ou les textes avec Verheggen  39 et Cliff 40, à nouveau dans le cinéma avec Manu Bonmariage 41, les frères Dardenne 42, dans la chanson avec Julos Beaucarne,  Philippe Anciaux, Jean-Claude Watrin, Jacky Goethals, etc. Il n'avait jamais été question d'un cinéma "wallon" et celui-ci apparaissait, nommé comme tel, par les auteurs eux-mêmes ou les critiques. De même pour la chanson, la BD, la littérature (française, mais de Wallonie), comme on l'accepte déjà, au moins historiquement,  pour la musique ou la peinture. Parce qu'en même temps la Wallonie était travaillée par un mouvement politique autonomiste très vivant depuis la grande grève de l'Hiver '60 (titre d'ailleurs du film de Thierry Michel), et depuis la question royale en 1950 (sujet de la pièce de Louvet, du livre de Detrez), il apparut qu'il y avait une « culture wallonne ».

Quatre-vingts intellectuels le firent savoir en septembre 1983 dans un texte intitulé tout simplement « Manifeste pour la culture wallonne », titre qui, avec une certaine naïveté, avec une certaine audace, accordait l'identité nationale et internationale à la Wallonie. Les signataires qui se sont longuement exprimés et continuent à le faire - notamment Thierry Haumont dans Le Soir 43 -, s'opposent plus fondamentalement à la théorie lundiste qu'à la belgitude (dont ils dépendent d'ailleurs en ce sens qu'ils valorisent, eux aussi, l' « ici »). Ils s'en prennent surtout à la Communauté française de Belgique, institution chargée d'administrer la culture en Belgique francophone et qui gère les capitaux, parfois très importants, sans lesquels cette culture ne pourrait vivre dans le domaine de la chanson, du cinéma et du théâtre surtout, bref, dans le domaine des spectacles. Les signataires du Manifeste pour la culture wallonne liés aux spectacles furent les plus combattus,  Jean-Jacques Andrien notamment.

Il y a la ferme volonté chez les tenants de l'idée de « culture wallonne » de maintenir le lien avec l'universel ou, plus exactement, de l'établir. Il est vrai sans doute que l'on pourrait aller jusqu'à parler d'une culture spécifique à telle région, sous-région,  ville et petite ville, village ou même quartier. Et, d'une certaine façon, toutes ces cultures en tant qu'humaines sont évidemment universelles. Mais pour affirmer la culture dans tous les domaines de l'esprit, y compris le travail et l'action politique,  la praxis, il faut  un espace public plus vaste même qu'une grande ville. Peut-être faut-il  au moins un pays pour se relier à l'humanité tout entière. La Wallonie même ne serait pas assez vaste? Ce n'est pas certain. Il s'agit là sans doute d'une dimension modeste, mais suffisante. Maints Etats indépendants ne l'atteignent pas (Jamaïque, Singapour, Islande, Slovénie, Chypre...), l'égalent (Nouvelle-Zélande, Albanie, Israël...), ou la dépassent à peine (Croatie, Danemark, Norvège, Finlande...).

Pour bien faire voir cette capacité de l'universel dans la culture wallonne, on peut se référer à des gens qui y appartiennent. S'il y a  une  dimension fondamentale de l'Histoire universelle au 20e siècle, ce sont les tentatives du mouvement ouvrier,  marxiste ou non marxiste, stalinien ou trotskiste, social-démocrate ou démocrate-chrétien, pour transformer les sociétés humaines. Or, en ce domaine, dans la littérature notamment, la Wallonie possède des gens comme Chavée (trotskiste devenu stalinien), ou Plisnier (stalinien devenu trotskiste 44), dont les oeuvres constituent une approche pertinente d'un des grands débats du siècle. Avec Plisnier, nous avons la première fiction où fut dénoncé le stalinisme 45, un Plisnier dont la vocation marxiste et socialiste s'enracine dans le Mons et le Borinage de son enfance, même s'il le cache parfois 46. Il est à propos de voir aussi que Plisnier est devenu chrétien sans cesser d'être marxiste. Cette circulation du christianisme au marxisme est caractéristique évidemment d'une bonne part des débats du 20e siècle,  mais, en particulier, de la Wallonie. Baussart fut sans doute l'un des premiers chrétiens à assumer le marxisme dans tous ses aspects d'émancipation humaine 47 . Renard, lui, est le premier grand leader syndical - le seul d'ailleurs après la guerre et en Europe occidentale -, à proposer les voies concrètes d'une souveraineté ouvrière à construire dans un pays devant arracher au préalable son autonomie globale, la Wallonie. Renard a parsemé ses écrits de références aux encycliques, s'est instruit d'une volonté de dialogue avec les chrétiens, qui a peut-être eu des motivations politiques directes - faire l'unité du syndicalisme avec les travailleurs "socialistes" et « chrétiens »-, mais qui n'en est pas moins un fait remarquable  48 .

Il ne serait pas difficile de trouver, parfois c'est évidemment très modeste, l'écho et comme le prolongement - cela peut être aussi une relance et une naissance -, de tous les débats du 20e siècle dans la « culture wallonne », en sociologie, en philosophie, dans les sciences. En littérature, on voit bien que le surréalisme hennuyer s'appuie sur l'expérience, très particulière et très significative dans cette province wallonne, de l'exploitation capitaliste. En philosophie, l'abbé J.Vallery a pensé jusqu'au bout l'idéal moderne du pluralisme, le pensant pour les chrétiens, mais aussi pour les hommes de toute opinion. Avec Vallery, c'est bien d'une naissance qu'il s'agit. On a dit plus haut l'importance de Pirenne. Michaux et Simenon, Magritte et Delvaux témoignent aussi hautement. La culture wallonne a été assimilée par ses adversaires, de bonne ou de mauvaise foi, à une volonté de retourner aux dialectes et au folklore local 49. On pourrait opposer à cela, entre mille autres témoignages, Raoul Vaneigem, dont le Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations a fait date pour tout ce qui concerne mai 1968 50 . Disons aussi que l'on a redécouvert l'oeuvre cinématographique de Paul Meyer avec son  film Déjà s'envole la fleur maigre 51, que la presse parisienne range aux côtés des  plus grands  de l'école néo-réaliste italienne. 52

La discussion sur le "Manifeste pour la culture wallonne"

Jean-Maurice Rosier, examinant le « pour » et le « contre » de la thèse d'une culture wallonne écrit ceci, en « contre », résumant assez bien les objections rationnelles qui ont été faites au « Manifeste »:  « Il ne peut y avoir de culture wallonne dans la mesure où la région wallonne se présente comme une structure rurale-urbaine, sans noyau, ouverte sur l'extérieur et perméable de ce fait à toutes les influences. L'espace wallon empêche de par sa spécificité tout processus d'enfermement générateur de pratiques culturelles propres. La Wallonie est une mosaïque de sous-régions aux valeurs idéologiques incertaines traversées de courants divers et multiples. Dès lors, la culture wallonne ne peut produire des oeuvres identificatrices à quelque niveau que ce soit. Certes, des productions s'affirment nettement provocatrices et anticonformistes, mais elles n'aident en rien à construire une mémoire collective pour un peuple wallon qui n'existe pas... » 53

Mais à notre avis, les objections rationnelles ne sont nullement les objections réelles. comme le montre toute la discussion sur le Manifeste. Celui-ci allait trop à l'encontre du schéma sociétal belge de base pour ne pas heurter mille habitudes de penser et d'agir: la discussion sur le Manifeste pour la culture wallonne révèle  le mieux ce que nous disons ici, depuis le début, à propos des déficits de citoyenneté  de la Belgique (qui se répercutent sur la Wallonie). Au colloque La Wallonie et ses intellectuels de novembre 1992, à La Louvière, Marc Quaghebeur a révélé qu'un mot d'ordre des hautes instances du PS sur le manifeste, prescrivit, en 1983, lors de sa parution, de ne pas en discuter. C'était la preuve de son importance politique. On n'aurait pas agi de cette façon vis-à-vis du manifeste lundiste. Le lien entre culture et politique, parfaitement dénié dans le lundisme, était, ici, fortement souligné et en opposition avec toutes les doctrines officielles (belge de Belgique à la Pirenne, lundiste ou belge de belgitude et de la Communauté française de Belgique).

Sur le plan plus directement politique et institutionnel, l'arrière-plan de ce manifeste, c'était, il est vrai, la question de l'existence même de la Communauté française. On sait que la réforme de l'Etat de 1970 avait donné quelque priorité aux revendications culturelles et linguistiques flamandes, par rapport aux revendications économiques des Wallons, en instituant deux communautés, l'une française, l'autre néerlandaise. Pol Vandromme lui-même, pourtant farouche adversaire du Manifeste wallon, a fortement souligné 54 que cette institution n'était pas  réclamée par les Wallons et les Francophones, parce que ceux-ci voyaient se développer une culture de langue française en Belgique sans entraves et en l'absence de toute institution chargée de la « défendre ». Il est vrai que ce réflexe d'indifférence, à l'égard de l'érection d'une Communauté ayant  vocation à prendre en charge les affaires culturelles, relevait de ce phénomène déjà décrit, à savoir la manière floue, hésitante, chez les Belges francophones, à prendre en compte leur culture et à lui assigner une identité claire. Dans le cadre de l'identité belgo-francophone et flamande, c'est l'Etat belge tout entier qui assume la culture. Dans le cadre du lundisme, la prétention éventuelle de l'Etat  (belge) à  assumer quoi que ce soit en ce domaine est récusée par définition. Evidemment, contradiction idéologique, M. Quaghebeur a bien montré dans son livre 55 que les plus chauds partisans du lundisme, adversaires de toute spécificité belge de la culture, étaient en même temps ceux qui détinrent longtemps  les clés, par exemple, de l'Institution  littéraire en Belgique (comme Marcel Thiry et Roger Bodart). De même, autre contradiction idéologique, les partisans de la belgitude auraient dû craindre qu'une institution comme la Communauté française, fondée sur la langue,  allait séparer et comme briser le métissage belge. Or, les tenants de la belgitude ont  plutôt eu tendance à se rallier à la Communauté française dès que celle-ci se vit mettre en cause au nom de la culture wallonne. Au départ, pourtant, les tenants de la belgitude avaient fait part de leur mécontentement à l'endroit d'une Belgique fractionnée culturellement lors de l'inauguration à Paris d'un centre rattaché à cette Communauté. Pourquoi en 1989, le même courant se rallie-t-il à la Communauté, « malgré tout »? C'est une réaction de repli: il n'y a plus, culturellement, que la Communauté, même si elle est exclusivement francophone, qui soit belge.

Quant à maints Wallons, autonomistes convaincus, qu'il s'agisse d'acteurs culturels ou qu'il s'agisse d'acteurs politiques, ils allaient bientôt se heurter à cette idée d'une « Communauté française de Belgique ignorant, dans son intitulé même,  l'identité wallonne  56

A Bruxelles, mais pas seulement à Bruxelles, les signataires du Manifeste pour la culture wallonne rencontrèrent beaucoup de contradicteurs, les Bruxellois ayant en général tendance à prendre parti pour la Communauté française 57. En dépit du ralliement de quelques-uns à ce point de vue du régionalisme à trois 58, y compris sur le plan culturel, une violente contre-offensive partit de la capitale (mais que certains Bruxellois n'approuvèrent pas 59, contre-offensive relayée par les milieux wallons les moins fédéralistes ou les moins autonomistes.

De Pol Vandromme au journal Pan, les injures et les insultes pleuvaient. Lors d'un débat contradictoire entre Jean Louvet et François Martou le 10 février 1984, à Ottignies, un participant dressa une liste impressionnante de ces épithètes: « niaiserie, imbécillités, corniauds frileux, connerie, imbéciles intolérants, bouffons, vide de la pensée, chauvin, nationaliste, manifeste d'assistés, communisto-nazis, forme moderne du racisme, débiles mentaux » 60. L'opposition du ministre de la Communauté, le Bruxellois Philippe Moureaux fut également virulente. Lorsque, en février 1989, pour la première fois, un homme politique important, José Happart, se rallia à l'idée prônée par les intellectuels wallons, l'opposition bruxelloise se cabra. Le 15 septembre 1989, un manifeste pour la Communauté française vit le jour, signé par de nombreux notables de cette Communauté qui y occupaient des postes clés. Le 27 septembre, l'un des successeurs de Philippe Moureaux, le ministre Yvan Ylieff,  élu à Verviers, déclara, le jour même de cette fête des Wallons et des Bruxellois francophones, que les Wallons n'avaient ni art ni culture ni langue. Ce point de vue, également défendu par quelqu'un comme François Perin (61est un point de vue typiquement "lundiste", que leurs auteurs en aient conscience ou non  (nous savons par expérience personnelle que François Perin a ignoré longtemps l'origine historique du lundisme).

Thierry Haumont tonna à ce sujet en l'un de ses meilleurs textes polémiques qu'il vaut la peine de relire, autant pour les critiques pertinentes adressées au Manifeste en faveur de la Communauté que pour les critiques adressées au ministre Ylieff. Voici ce qu'il écrit: « Il est symptomatique que dans le manifeste, le mot "Wallonie" n'apparaisse qu'une seule fois; et associé, selon le mode belge traditionnel, à un terme de mépris  (...) Quelle foi peut-on avoir dans une institution qui, pour garantir son existence, se sent obligée (...) de clamer  à la face d'un peuple (trois quarts des francophones du pays) qu'il n'a pas d'art, qu'il n' a pas de culture, qu'il n'a pas de langue? » 62. Tout est là: le mépris, l'inexistence, le fait que l'on demande à des hommes et à des femmes de se rallier à l'idéologie lundiste, d'être les citoyens  d'une Communauté qui les nie comme peuple concret, n'en retenant que la dimension linguistique. Quels que soient les calculs politiques des partisans et adversaires de la Communauté au sein du PS (ce sont les seconds qui l'emportèrent au Congrès d'Ans de 1991 qui rabota les pouvoirs de la Communauté, la mettant, de fait, sous la dépendance de la Région wallonne, projets ratifiés par les Partis et le Parlement en 1993), on retrouve dans la polémique autour du manifeste une volonté de négation de la Wallonie  - y compris par des Wallons eux-mêmes -, qui laisse rêveur. Mais cette négation  renvoie à la négation plus générale du pays tout entier comme Cité. D'ailleurs, comme l'a noté Vincent Vagman, les arguments identitaires, plus ou moins utilisés par les socialistes wallons,  de 1989-1990 à la conclusion de la réforme de l'Etat donnant la priorité à la Région sur la Communauté en 1992-1993, furent abandonnés dès que les changements institutionnels et politiques furent engrangés. Comme si le symbolique n'intéressait pas. Ou comme si l'on pressentait que, dans le champ symbolique, on risquait de se mesurer un jour à la trop forte concurrence de la monarchie et de la nationalité négative que cette monarchie impose à la Belgique dans le cadre des Traités européens de 1831. Bien qu'il ait utilisé l'argument culturel, en 1992, dans des publicités parues dans les grands quotidiens, le Ministre-Président wallon Guy Spitaels les abandonna bien vite après l'incident (déjà rapporté au chapitre I), de la publicité sur la Wallonie et de l'argumentation culturelle à son profit  critiquée par le journal Le Soir. Même si ce n'est pas - évidemment! -, directement, la monarchie qui empêche que l'on se réfère à une sorte de prestige collectif symbolique wallon que serait une culture, on sent bien que, sur un terrain où ils n'ont pas l'habitude de se battre, les hommes politiques et, avec eux, toute une société,  renoncent à la lutte pour un rien. C'est à n'être rien d'ailleurs qu'ils sont appelés en effet, comme tous les citoyens de ce pays.

A l'horizon de ces problèmes, c'est la capacité à exister comme Cité qui se profile. Certes, la réalité des pouvoirs de la Région wallonne s'est fortement accrue: peu d' Etats fédérés dans le monde  jouissent d'une telle gamme de compétences. Mais la Wallonie semble vouloir se développer comme société en le cachant et en se le cachant. Depuis que, laissant Wallonie et Flandre prendre de plus en plus d'importance sur le plan politique, l'Etat belge perd  l'exclusivité du pouvoir politique, on a assisté plusieurs fois à des manifestations débridées de nationalisme belge dont la plus importante eut lieu lors des funérailles de Baudouin Ier. Il ne s'agit pas que de chant du cygne. Le Manifeste pour la culture wallonne qui  proposait aux artistes, aux créateurs, aux écrivains, aux intellectuels de s'inspirer aussi de l'"ici" a, sur ce plan, échoué lamentablement. L'éveil et le réveil culturel wallons, observables à la fin des années 70 et au début des années 80, s'est essoufflé. Une structure  wallonne d'accueil de projets cinématographiques comme le WIP (Wallonie Image Production), estimait récemment que la plupart  des projets qui lui sont soumis évitent  de traiter de la Wallonie. Deux des plus importants signataires du Manifeste ont abandonné  la perspective wallonne, soit dans  leur oeuvre même qui en était fortement marquée, comme Jean-Jacques Andrien 63, soit  en participant aux pompes monarchiques comme Julos Beaucarne, à l'enterrement médiatique de Baudouin Ier. Julos Beaucarne a pris parti, dans Le Soir précédant la manifestation unitariste du 25 avril 1993, en faveur de la Belgique ancienne et monarchique. Son ralliement ne s'est pas fait en un jour. Derrière les attitudes de ces deux hommes et de beaucoup d'autres, il y a des calculs sordides (le besoin de subsides). Mais cela n'explique pas tout. Ces gens ne veulent pas miser sur une Wallonie dépourvue du capital symbolique que, par ailleurs, ils auraient pu lui apporter. Et, dans le cas de Julos Beaucarne, on retrouve la monarchie, l'influence de la Reine Fabiola en particulier. Julos Beaucarne, à la veille de devenir Chevalier de l'Ordre de Léopold, déclara à la télé que les « masses » à l'enterrement de Baudouin Ier valaient presque plus qu'une élection:  le principe de citoyenneté s'oublie rapidement en Belgique...

Le fait d'être wallon, coréen ou javanais semble indifférent par rapport aux principes de la modernité (de nature universelle), de la même façon que les "formes de vie" d'une existence individuelle - le métier,  le conjoint,  par exemple,  mais aussi le village,  le quartier,  la maison qu'on va habiter, (etc.) -,  semblent indifférents par rapport aux exigences morales (par nature universelles, elles aussi). Pourtant,  il y a une nécessité éthique (sur le plan individuel), non pas de choisir telle ou telle "forme de vie" mais d'en choisir une, d'assumer ce choix qui va se modifier (voire s'annuler) au cours de toute une vie (je peux quitter mon métier, mon conjoint). La question n'est pas nécessairement d'abord celle de la fidélité à ces choix (question pourtant réelle), mais de les assumer dans une vie qui doit rester cohérente. De toute façon,  à cause de cette nécessité éthique, la particularité de telle ou telle forme de vie rejoint l'universalité de l'éthique et, par là aussi, un individu peut se relier aux autres hommes. Il en va de même pour les identités collectives telles qu'elles s'expriment dans les identités particulières. On peut concevoir ces identités particulières sur le modèle des "formes de vie" individuelles. Renoncer à les assumer, c'est renoncer en fait à l'universel aussi, à la communication avec ses semblables, c'est donc renoncer à une forme de dignité humaine très fondamentale. En d'autres termes, je dois assumer mon identité culturelle, même si l'assumer n'exclut pas mais au contraire implique: le doute,  l'esprit critique,  voire même le rejet ou l'exil.

Dès lors, la "culture wallonne" pour ceux qui vivent "ici" semble bien être le chemin obligé vers toute espèce de participation politique. Nous devons devenir wallons pour mieux saisir le monde, mouvement qui est d'ailleurs réciproque, car, en devenant plus et mieux wallons, le Monde, l'Europe nous comprendront mieux et il ne peut y avoir l'Europe, d'Universel, si on leur sacrifie la moindre identité. "Si on la leur sacrifie": cela implique cependant de reconnaître aussi qu'une culture peut s'effacer de l'Histoire et de la mémoire des hommes,  que les cultures et les identités ne sont pas éternelles, en dépit de l'expérience qui nous apprend qu'elles surplombent tant de générations d'hommes et de femmes qu'elles peuvent prendre l'apparence - mais ce n'est qu'une apparence -, de l'immortalité.

C'est peut-être un grand moment lorsqu'un peuple ose affirmer son originalité jusqu'à se revendiquer d'une personnalité particulière, fondée sur son identité culturelle. C'est ce que n'a jamais véritablement pu faire la Belgique. Il y a peut-être, dans la mentalité et les structures belges, incarnées notamment par la monarchie, quelque chose qui se refuse, très fortement, à admettre que la Wallonie puisse être une vraie Cité ce que, en tant que Belgique, on n'a jamais pu être. L'attachement à la Belgique et à la monarchie, non chez les foules sincèrement émues  de 1993, ne fût-ce que par la contamination médiatique, mais chez ceux qui désirent les utiliser en vue de leurs objectifs politiques, appartient au registre du ressentiment. On ne peut qu'envier les pays qui peuvent exister vraiment - Flandre, Wallonie par exemple - quand l'on se cramponne à la nation sans nationalité qu'est la Belgique.

De l'Histoire de la Belgique culturelle ne se dégage nullement une identité, même large et souple. Certes, la culture belgo-flamande francophone et la belgitude ne sont pas aussi contradictoires entre elles que, par exemple, le lundisme et cette belgitude. Mais la belgitude ne se risquerait pas à nier la Wallonie au même point que ne le fit Pirenne. Cela n'empêche pas certains tenants de cette culture belgo-flamande  d'ignorer vraiment la Wallonie. Un des témoignages les plus récents de cette attitude fut celui de Dominique Rolin dans le cadre de l'émission d'Arte consacrée à la Belgique, fin 93. Préoccupée de définir l'unité belge, Dominique Rolin cita la Flandre et Bruxelles et de multiples éléments s'y rattachant. Puis, lorsque le mot "Wallonie" parvint sur ses lèvres, elle s'arrêta, un peu comme interdite, ne sachant plus que dire, puis évoqua, pour parler de la Wallonie, un seul élément: "les Ardennes"... sans autres précisions. Même si c'est beaucoup moins qu'avant, la manière dont le Journal Télévisé traite des informations belges ne fait que très malaisément place à la Wallonie physique. Quant à la Wallonie "morale", elle y est traitée en parente pauvre sans pouvoir jamais s'égaler ni à la monarchie, ni à Bruxelles. La campagne menée contre José Happart par la presse, pendant plusieurs semaines après les élections européennes de 1994 - cet Happart représente au fond assez bien, légalement et démocratiquement, la Wallonie -, en est un signe. La place exorbitante que la monarchie et l'art "belge" y prennent de plus en plus révèlent que, de ce côté, on a plus d'une corde à son arc pour empêcher l'avènement d'une citoyenneté wallonne.

C'est évidemment qu'il y a incompatibilité entre l'affirmation d'une culture et d'une personnalité wallonnes et le maintien de l'Etat belge et de sa monarchie. Il y a de même incompatibilité foncière entre une conception culturelle comme le lundisme et la Wallonie hissée au rang de Cité. Il faut le répéter: le lundisme, doctrine faisant quand même allégeance à un pays étranger comme la France, heurte moins les partisans de la Belgique et de sa monarchie que la culture wallonne. Le lundisme prend acte de la démission de la citoyenneté belge et couvre cette démission. L'affirmation d'une culture wallonne, en revanche, met directement en cause cette démission, propose une véritable  et nouvelle citoyenneté dans un cadre où celle-ci n'avait jamais existé. Elle dérange donc profondément la Belgique.

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  1. 1.  Philippe Beneton, dans Histoire de mots: culture et civilisation, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1975,  donne ce conseil.
  2. 2. Margaret Mead,  Sociétés,  traditions et techniques,  UNESCO,  1953, p. 13.
  3. 3. Emmanuel KANT,  Critique de la Raison pratique,  Paris,  1966,  p. 9.
  4. 4. Les trois grandes oeuvres de Kant adoptent cette tripartition: Critique de la Raison pureCritique de la Raison pratique (c'est-à-dire morale) et Critique de la Faculté de Juger (qui correspond à l'esthétique kantienne). 
  5. 5. Marc Quaghebeur, Balises pour une histoire de nos lettres,  in Alphabet des lettres françaises belges de langue française, Bruxelles,  Palais des Académies,  1982.
  6. 6. Xavier Mabille, La difficulté d'être wallon,  belge,  européen, exposé à la Fondation Elie Baussart,  Charleroi,  1989.  
  7. 7. Michel Winock,  L'année sans pareille,  in Le Monde,  juillet-août 1989.
  8. 8. Collection Espace-Nord,  Bruxelles,  1983. Analyse de J. M. Klinkenberg.
  9. 9. Pirenne,  Histoire de Belgique,  voir notamment la préface de cette Histoire.
  10. 10. J. Habermas,  L'espace public,  Payot,  Paris,  1978,  p. 26.
  11. 11. F. BRAUDEL,  Ecrits sur l'Histoire,  Flammarion,  Paris,  1969.
  12. 12. Atlas historique
  13. 13.  H. Hasquin et Claire Lejeune (sous la direction de): La Wallonie,  le pays et les hommes,  Bruxelles,  La Renaissance du livre,  1976.
  14. 14. Il s'agit des tomes II,  III,  IV,  V et VI de l'Histoire de Belgique qui en contient sept.
  15. 15. H. Hasquin, Essai sur l'histoire de la Wallonie,  IJD,  Charleroi, 1980.   
  16. 16. M. Ruys,  Les Flamands,  Lannoo,  Tielt,  1968. 
  17. 17. F.Drion du Chapoix, Pirenne, Bruxelles, 1962, p. 62.
  18. 18. F.Rousseau, L'art mosan, Duculot, Gembloux, 1970. 
  19. 19. Voir l'Encyclopedia Universalis,  article « Art Mosan ».
  20. 20. Maurice Piron,  Aspects et profils de la culture romane en Belgique, Sciences et Lettres,  Liège,  1978.
  21. 21. Pol Vandromme, La Belgique francophone, Labor, Bruxelles, 1980.
  22. 22. Victor Hugo, Choses vues...
  23. 23. Roger Mols, Bruxelles et les Bruxellois, Duculot, Gembloux, 1961, pp. 125 et 126.
  24. 24.  Les Congrès wallons d'avant 1914 ont réuni jusqu'à la moitié des parlementaires wallons. Le mot « Wallonie » est expressément mentionné dans les lois de 1932. A la fin des années '30,  PSB et PC tiennent des congrès wallons séparés.
  25. 25. Voir La Revue Nouvelle 1952,  par exemple,  sur une polémique avec Plisnier.
  26. 26. J. Habermas,  Le discours philosophique de la modernité, Gallimard,  Paris,  1987,  p. 246.  
  27. 27. W. Schyns,  in Kultuurleven,  septembre 1979.
  28. 28. Marc Quaghebeur,  op. cit. A noter que René Swennen défend cette idée de "français" in Le Soir du 8/5/90.
  29. 29. José Fontaine,  Belgitude,  Flandre et culture wallonne,  in La Revue Nouvelle,  décembre 1983.
  30. 30.   Voir La Belgique malgré tout, n° spécial de la Revue de l'ULB, 1980 , à la 1831.

    L'un des chevaux de bataille de la « belgitude », c'est en effet l'idée du métissage. Cette idée du métissage s'oppose, bien à propos, aux identités à la Le Pen, identités fortes, violentes, exclusives. Aux yeux des tenants de la belgitude, la Belgique, pays d'entre-deux, au carrefour des pays de civilisation latine et des pays de civilisation germanique, apparaissait comme l'emblème par excellence d'un certain cosmopolitisme, de l'anti-racisme, comme le rejet même du nationalisme (et aussi, probablement, de l'idée même de nation). C'est à l'époque de la belgitude que fut représenté à Bruxelles le spectacle « Pauvre B », où un acteur monologue à partir des fragments haineux consacrés par Baudelaire à la Belgique flamande et bruxelloise,  avec cette lourde insistance sur l'inculture supposée des Flamands. En se posant de cette manière, la Belgitude n'évoquait qu'un seul métissage possible,  au moins sur le plan culturel: le métissage flamand-français, les écrivains flamands écrivant en langue française. De manière un peu abstraite, d'un point de vue wallon, on pourrait reprocher à une telle conception qu'elle n'est métisse que dans un seul sens,  le sens Flandre-France. Car le simple fait d'écrire en français n'est pas un élément déterminant qui peut faire dire qu'un Verhaeren, justement parce qu'écrivant en français (langue de la Wallonie), appartient à la fois à la Flandre et à la Wallonie (ce que pourtant on ne peut pas tout à fait nier, mais la "part wallonne" dans cette théorie est très faible). Pour que la « belgitude » soit tout à fait convaincante, il aurait fallu qu'elle nous propose, si l'on peut dire, des exemples inversés de métissage, c'est-à-dire  des métissages wallo-flamands, par exemple, ou wallo-allemands. Mais il n'existe pas d'écrivains wallons s'étant exprimés en néerlandais... Et s'il est un métissage latino-germanique en Belgique, c'est peut-être la proximité de l'art mosan par rapport à l'Allemagne, la tradition politique de la Germanie et de son Empire des débuts du moyen âge, le rôle de Liège et de l'évêque de Liège dans cette construction, la participation des Wallons à la culture allemande sur le plan industriel Hans Seeling,  Les Wallons pionniers de l'industrie allemande, Wahle,  Liège,  1984.

  31. 31. EVO, 1978 (Bruxelles) et Entente (Paris)
  32. 32. C. Detrez, L'herbe à brûler,  Calmann-Lévy,  Paris,  1978.
  33. 33. Les plumes du coq du même auteur,  Paris,  1975.
  34. 34. Le grand paysage d'Alexis Droeven (1981) et Hiver '60 (1982).
  35. 35. Th.Haumont,  Les forêts tempérées,  Gallimard,  Paris,  1982, Mémoires d'un chercheur d'échos,  Editions nocturnes,  Bruxelles,  1988, Les peupliers, surtout, Gallimard, Paris 1991.
  36. 36. A.J. Dubois, L'oeil de la mouche,  Balland,  Paris,  1981.
  37. 37. Didier Comès,  Silence,  Casterman,  Tournai,  1980.
  38. 38. J .C. Servais, La Tchalette,  Lombard,  Bruxelles,  1982.
  39. 39. J. P. Verheggen,  Le degré zorro de l'écriture,  Bourgeois,  Paris, 1978.
  40. 40. W. Cliff,  Ecrasez-le!,  Gallimard,  Paris,  1976.
  41. 41.  Du beurre dans les tartines (1981).
  42. 42. Regarde Jonathan (1984).
  43. 43. Le Soir du 4 octobre 1989.
  44. 44. Charles Plisnier entre l'Evangile et la révolution,  Archives du futur,  Labor,  1987.
  45. 45. Faux-Passeports,  Le livre de Poche,  Paris,  1964.
  46. 46. C'est particulièrement vrai dans Mariages.    
  47. 47. Voir à cet égard TOUDI n° 1,  2 et 3.    
  48. 48.  André Renard écrivait,  Impredi,  Liège,  1962.
  49. 49.  François PERIN (voir,  par exemple sa « carte blanche » dans Le Soir du 5 mai 1990 ) présente toujours les choses de cette façon.
  50. 50. R.Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations, réédité par Gallimard dans la collection "Folio" en 1993.-
  51. 51. Voir un compte rendu de ces principales critiques Dans République n°21, juin 1994, p. 7. 
  52. 52. Ibidem
  53. 53.   J-M Rosier, Sur la culture wallonne publié dans Les cahiers marxistes, n° 157-158, février-mars 1988, repris dans La Wallonie et ses intellectuels, n° spécial dirigé par les revues TOUDI et  Les cahiers marxistes en novembre 1992, pp. 229-238.
  54. 54. Pol  Vandromme, La Belgique francophone, Labor, Bruxelles, 1979.
  55. 55. M.Quaghebeur, op. cit., p. 55 et son article dans La Belgique malgré tout, Revue de l'ULB, Bruxelles, 1980, p. 504.
  56. 56. Bien avant que la Communauté  française ne s'érige, Willy Bal prenait position dans le journal estudiantin L'Ergot de Leuven contre l'idée d'une assimilation de la Wallonie à la Belgique francophone (voir le texte de cet article prémonitoire dans La Wallonie et ses intellectuels, op. cit, pp. 107-108. Paul-Henry Gendebien, alors président du Rassemblement wallon, prit parti contre la Communauté en novembre 1979 (voir V. Vagman, Identité wallonne et question bruxelloise, CH du CRISP, mai 1994) et moi-même, avec des arguments culturels, dans Le Monde (Courrier de Belgique) du 18 octobre 1979.
  57. 57. Curieusement, Victor-Gaston Martiny, Nina Martens (directrice), Claire Dickstein-Bernard, Robert Wellens, Liliane Wellens De Donder, André Vanrie, Jacques Willequet, Liliane Ranieri, Histoire de Bruxelles, Privat,  Toulouse, 1979, pages 468-469, considèrent que le fédéralisme à deux est la plus grande menace qui pèse sur Bruxelles.  Alors que depuis le manifeste wallon ou les déclarations d'Happart en 89, les Bruxellois ont considéré toute tentative de régionalisation de la Communauté française (pourtant élément de base du fédéralisme à deux) comme la vraie menace. Il est vrai qu'au moment où l'on s'est mis à parler politiquement de démantèlement de la Commuauté française, les  Bruxellois  jouissaient d'une véritable autonomie (y compris d'ailleurs culturelle en partie), sur le plan régional. S'ils sont inquiets d'une disparition de la Communauté française, c'est en raison du fait que cette institution en mauvaise santé symbolise la Belgique francophone à laquelle les Bruxellois restent attachés et sur laquelle, concrètement, l'hégémonie de Bruxelles reste largement un fait.
  58. 58. ) Voir, entre autres, Renaud Denuit, Etre ou ne pas être un intellectuel walllon, Hervé Cnudde, Propos de Bruxellois, dans La Revue Nouvelle, janvier 1984, pp. 30-36.
  59. 59. Citons quelques textes polémiques dans l'ordre chronologique: J. Hislaire Combien de cultures en Belgique? (La Libre Belgique, 30/9/83);  J-P Baras Défendre la culture de notre communauté (Le Soir, 27/10/83);  P.Vandromme, Le totalitarisme même (Pourquoi Pas?, 21/12/83);  Frédéric Moutard Wallonie! Wallons-nous? (La Revue Nouvelle janvier 1984); Tristan Lazarre, Wat is dat la culture wallonne? (La Flaque, février 1984), etc. L'opposition du ministre de la Communauté, le Bruxellois Philippe Moureaux fut également  virulente au départ et le resta par la suite.
  60. 60. Voir la note précédente
  61. 61. François Perin, Spécificité wallonne ou Wallonie, région française, in Actes du Colloque « La Wallonie au future »,  IJD, Charleroi, 1989.
  62. 62. Le Soir du 4 octobre 1989.
  63. 63. José Fontaine, Jean-Jacques Andrien:  la culture wallonne réprimée, in TOUDI, n°4, pages  215-234.