Destrée, "Ils nous ont pris la Flandre"

A propos du livre de Rik Van Cauwelaert ...
20 septembre, 2012
Ils nous ont pris la Flandre

Couverture de l'ouvrage de R. Van Cauwelaert consacré à Destrée

Philippe Destatte, directeur général de l'Institut Destrée  et Maître de conférences à l'Université de Mons a pris la parole au Parlement flamand le 19 septembre 2012 à l'occasion de la présentation du livre de Rik Van Cawelaert Ils nous ont pris la Flandre. Etonnante faveur faite à l'initiateur incontesté de l'autonomisme wallon  que cet hommage du Parlement flamand que le Parlement wallon, à notre connaissance, n'a jamais dédaigné faire si ce n'est (!) la remise à titre posthume de l'Ordre du mérite wallon. On voudrait aussi que la Wallonie et ses dirigeants accordent plus d'importance à de telles initiatives face auxquelles ces dirigeants semblent vouloir se forcer à être de plus en plus timides au fur et à mesure que leurs compétences s'accroissent et au fur et à mesure que s'approche le temps où la Wallonie devra quand même bien se passer de la Belgique. Karl Jaspers dans son Introduction à la philosophie se demandait si  cette discipline de l'esprit avait jamais dépassé Platon. mais il le disait dans la mesure où en philosophie l'idée de progrès n'a pas le même sens que dans les sciences ou dans l'histoire concrète. Les dirigeants wallons, à l'exception de Guy Spitaels, ne semblent toujours pas avoir dépassé Destrée.

TOUDI (le texte qui va suivre est le texte intégral de l'intervention de Philippe Destatte, les intertitres sont de la rédaction)

 

Mijnheer de Voorzitter, Mevrouwen en Mijnheren de Volksvertegenwoordigers,
Geachte Meneer Van Cauwelaert, Dames en Heren, Geachte Collega's,

 

Mag ik zeggen dat ik me ermee vereerd voel, te midden van u te zitten, en des te meer omdat ik in zo'n prestigieuze en belangrijke ruimte onthaald word als het Vlaams Parlement. Eerst zal ik u een anekdote in verband met deze plaats vertellen. Ik kwam enkele jaren geleden voor het eerst hier om één van mijn prospectiviste vlaamse collega's te ontmoeten. Natuurlijk werd er mijn naam en een bewijsstuk gevraagd om mijn gesprekspartner mijn aankomst aan te dienen. Ik zei de deurwaarder dat mijn naam is : Philippe Destatte uit het Destrée Instituut. De deurwaarder belde op en zei : «  De Heer Destrée is er ». Dan leidde hij me naar de lift en zei : « Volgt u mij, Meneer Destrée ». Daar zei ik niets op. En ik volgde hem. Ik heb dat genoemd : de Blijde Inkomst van Jules Destrée in het Vlaams Parlement.

 

Ik veroordeel de deurwaarder niet : zoals u het kunt opmerken, is mijn Nederlands zeer zwak. Gelieve me trouwens te verontschuldigen. Daarom zal ik in het Frans doorgaan, zoals u mij het hebt toegelaten. Mijn text in het Nederlands stel ik ter uw beschikking.

On ne peut que se réjouir de la sortie d'un ouvrage comme celui que M. Rik Van Cauwelaert consacre à Jules Destrée. L'auteur de l'ouvrage "Ils nous ont pris la Flandre" fait assurément œuvre utile en faisant mieux connaître cette immense personnalité wallonne en Flandre et en montrant que le député socialiste de Charleroi était un homme bien plus complexe que la caricature que certains ont essayé de dessiner, voire de perpétuer.

Si je me réjouis que l'on contribue à évacuer les clichés concernant celui que l'on peut considérer comme l'organisateur de l'enseignement obligatoire en Belgique, ne pensez pourtant pas que ma satisfaction actuelle serait naturelle. Autant le rappeler : ni la fonction qui est la mienne comme directeur général de l'Institut Destrée, ni mon métier d'historien ne me portent ou ne m'obligent à défendre ou à promouvoir l'image de Jules Destrée. L'Institut qui porte son nom est avant tout un centre de recherche européen dans le domaine du développement régional et de la prospective. Quant à mon métier d'historien, c'est à la vérité des sources et à leur juste interprétation qu'il m'oblige. Vous connaissez la phrase de Montesquieu selon lequel tout citoyen est obligé de mourir pour sa patrie, personne n'est obligé de mentir pour elle. Avant même mon engagement professionnel à l'Institut Destrée,  je n'ai pas refusé de me poser, avec une certaine ardeur, les questions essentielles qui portaient - et portent encore parfois - sur le député wallon 1 J'y ai découvert un homme, certes au destin inhabituel et parfois même étonnant, mais, comme beaucoup d'autres, capable de bien des grandeurs et de quelques bassesses. Mais ce n'est pas à un procès que Rik Van Cauwelaert nous a conviés aujourd'hui.

Mon intervention dans le cadre de la sortie de cet ouvrage se limitera à quelques considérations qui, souvent, rejoindront les analyses du directeur de Knack, parfois en y apportant quelques nuances dont chacun mesurera l'ampleur.

Importance de la Flandre pour la Wallonie. Stérilité d'une politique antiflamingante

1. Le premier point me permet de rappeler l'importance historique de la Flandre aux yeux des Wallons, et en particulier du Mouvement wallon. Dans les conclusions de mon ouvrage sur l'Identité wallonne, publié en 1997, j'avais fait du Mouvement flamand et de la question linguistique l'un des cinq moteurs d'affirmation de la Wallonie, les autres étant le régionalisme, le fédéralisme - notamment européen -, la problématique économique et le renardisme, ainsi que l'autonomie culturelle. Dans ce constat, je rappelais l'amalgame entre le francophone, voire le fransquillon, et le Wallon, amalgame pernicieux qui sévit encore aujourd'hui, même en Flandre. Je rappelais aussi les appels du militant wallon démocrate-chrétien Elie Baussart - et il n'était pas le seul - à l'abandon de la stérile politique antiflamingante 2. Vous me direz, avec raison, que certains aujourd'hui, du côté bruxellois francophone et même du côté wallon, ne l'ont toujours pas entendu... Ce que je n'avais pas alors bien perçu, c'est l'importance que les Flamands ont joué dans la prise de conscience politique wallonne. Non par réaction, mais par action. En montrant le chemin. Ainsi, les travaux de mise en ligne des annales parlementaires sous forme numérique, réalisés par l'Université d'Anvers et mon excellent collègue Marnix Beyen, ouvrent aujourd'hui de nouvelles possibilités d'analyses. Celles-ci permettent notamment de montrer que ce sont les députés flamands qui ont les premiers labellisé, à la Chambre, l'espace wallon par le mot Wallonie. Après les philologues wallons confidentiels à ce sujet dans les années 1840 et 1850, il est symptomatique, en effet, que les premières utilisations des mots Wallonie (ou Wallonnie) à la Chambre l'ont été par les députés flamands Auguste Couvreur (1827-1894) et Edward Coremans (1835-1910). Ce dernier, docteur en Philosophie et Lettres de l'Université de Liège (1859), ne monopolise pas moins de 12 des 16 occurrences recensées de 1881 à 1887. Les Flamands ont donc été politiquement et positivement parties prenantes de la prise de conscience de leur territoire par les Wallonnes et les Wallons.

Contribution de la Wallonie à l'émancipation flamande

2. La contribution wallonne à l'émancipation flamande n'est pas mince non plus. Cela va bien au delà de sources que je qualifie de communes, comme les travaux du professeur Emile de Laveleye qui contribuent, depuis les années 1870, à faire comprendre la question flamande et puis le fédéralisme tant au nord qu'au sud, puisqu'il fut, comme beaucoup à cette époque, à la fois professeur à Gand et à Liège. Ainsi, lors du colloque scientifique organisé à Liège en avril dernier pour le centième anniversaire de la Lettre au roi, Vincent Scheltiens, historien et chercheur à l'Universiteit Antwerpen, concluait sa communication en soulignant que la Flandre devait beaucoup à Jules Destrée qui, grâce à son texte de 1912, avait créé une vraie altérité politique entre Flamands et Wallons, et donc - je résume - une distanciation nécessaire de nature à renforcer les radicaux du Mouvement flamand et à permettre d'aller de l'avant dans leur combat émancipateur3  . Certains diront même que c'est Destrée qui a permis la mise en œuvre de la Flamenpolitik quatre ans plus tard, même si l'Assemblée wallonne a pu servir de modèle pour le Raad van Vlaanderen. Je ne les suivrai pas jusque-là... Rappelons tout de même que ce n'est pas Destrée, ni Albert Mockel, ni Emile Dupont -- dès 1889 -- qui ont inventé l'idée de séparation administrative. Celle-ci était bien présente en 1830 et n'a cessé de nous accompagner jusqu'en 1912 puis au delà. Qui sait encore que, le 13 novembre 1875, une adresse était communiquée à la Chambre par des habitants de Somergem qui réclamaient la séparation administrative entre les Wallons et les Flamands ?

Destrée de la Lettre au roi (1912) à la démission de l' Assemblée wallonne (1923)

3. Venons-en à Jules Destrée lui-même. Sa lettre à Albert Ier comporte un certain nombre de contradictions et de paradoxes. Rik Van Cauwelaert en relève certains. Le plus flagrant est l'affirmation du député de Charleroi qui a été choisie comme titre à l'ouvrage : ils nous ont pris la Flandre. Comment mieux exprimer la rupture ? Rik Van Cauwelaert nous a rappelé que l'appel de Destrée est celui d'un homme mûr de près de cinquante ans qui ne dit pas les choses par distraction. Sa trajectoire ne s'arrête pas avec la Lettre au roi. À ce moment, bien sûr, il exprime, comme il l'écrira, ce que ressent la Wallonie en cet été 1912. Et cette Wallonie est encore bien hésitante. Mais Destrée lui-même ne sait pas encore totalement ce qu'il veut. Pour l'instant, il sonne le tocsin, essaie de mobiliser les inquiets derrière lui et de calmer les acharnés. En fait, il essaie de les canaliser tous pour qu'ils s'engagent de manière cohérente et rationnelle. La tâche est difficile. D'ailleurs, dans l'aventure de l'Assemblée wallonne qui s'ouvre le 20 octobre et dont la Lettre au roi lui a ouvert les portes du leadership, il va voir les contradictions s'enfler. Les deux groupes qui vont s'affronter jusqu'aujourd'hui sont bien présents : d'une part, ceux qui, avec les Wallons de Bruxelles, mais pas seulement, veulent mener le combat du français contre les Flamands dans une Belgique d'Anvers à Arlon et, d'autre part, ceux qui veulent prendre en charge les problèmes politiques de la Wallonie, ce qui leur parait plus important que les querelles linguistiques. Il est symptomatique que, dès le 25 août 1912, le publiciste catholique Joseph Demarteau, qui d'ailleurs raillait en Jules Destrée le candidat à la présidence de la République wallonne, l'accusait de sacrifier les 900.000 francisés des Flandres au flamingantisme 4. C'était un peu tôt. Il faut attendre le 14 février 1923 pour que Destrée reproche aux Francophones de Flandre leur manque d'ardeur à défendre les milliers d'ouvriers et de jeunes de Wallonie alors qu'ils réclament la solidarité pour défendre les droits de quelques jeunes bourgeois qui doivent fréquenter l'Université de Gand. Ce que prend alors Destrée, c'est la voie du fédéralisme. Ce chemin va passer par sa démission de l'Assemblée wallonne fin juin 1923, avec dix-sept autres membres parmi les plus influents, que l'on nommera les fédéralistes ou séparatistes. Cette trajectoire passe aussi par le Compromis des Belges signé avec le député anversois Kamiel Huysmans et 36 autres députés socialistes, dont 12 Flamands. « Compromis » est ici un mot qui cache une réalité radicale : l'homogénéité linguistique et culturelle de la Flandre et de la Wallonie, ainsi que la reconnaissance d'une spécificité de l'agglomération de Bruxelles qui puisse déterminer elle-même son avenir. C'est bien la route du fédéralisme à trois, dont les premières étapes seront les lois linguistiques des années 1930 5.

Destrée une exception d'homme d'Etat wallon avec Guy Spitaels

4. Dernière remarque : si Destrée est une figure du socialisme wallon, il n'incarne pas le Parti ouvrier belge par son combat wallon et fédéraliste. On pourrait même défendre qu'il y est quelque peu marginalisé. Sa force, sur l'espace wallon, est évidemment son ancrage local, mais aussi son partenariat politique sur le plan wallon avec les libéraux. Fin juin 1912, au congrès du POB, il s'oppose à Emile Vandervelde, Louis de Brouckère et Edouard Anseele. Il rappelle que, lorsqu'il vient de Wallonie au Conseil général du POB, c'est pour être plongé dans un bain d'eau froide... Contrairement à ce qu'espérera plus tard André Renard, au POB, au PSB ou au PS, le coq est souvent rangé au poulailler. Cela signifie qu'il est parfois sorti, la dextre levée, lorsque le Parti se trouve dans l'opposition, puis souvent rentré quand il est dans la majorité. C'est aussi en cela que Guy Spitaels fut une exception de 1992 à 1994. De manière plus générale, les intérêts des partis et les intérêts nationaux - pour parler comme Henri Pirenne - sont rarement en symbiose. Et chacun sait que les partis politiques ne pèsent pas moins aujourd'hui sur les élus qu'ils ne pesaient hier...

La pensée de Jules Destrée est complexe, évolutive, parfois autonome, parfois en forte interaction avec l'extérieur, tantôt prospective, tantôt archaïque. Elle ne se laisse certes pas appréhender facilement. Merci, en tout cas, à Rik Van Cauwelaert et aux éditions Pelckmans (Monsieur Karl Drabbe et Madame Lut Lambert) ainsi qu'au Président Jan Peumans d'avoir fait en sorte qu'elle ait pu être évoquée sous ce toit. Jules Destrée pourra peut-être considérer que, par cet accueil, on lui aura rendu la Flandre, en tant que voisine, amie, et partenaire économique de la Wallonie. Une Flandre plus consciente et plus forte d'elle-même et une Flandre plus ouverte aux autres.

En tout cas, c'est aujourd'hui peut-être que Jules Destrée aura fait sa joyeuse entrée, zijn Blijde Inkomst in het Vlaams Parlement.

Ik dank u wel, Mijnheer Van Cauwelart.


  1. 1.  Philippe DESTATTE, Jules Destrée et l'Italie, A la rencontre du National-socialisme, Conférence donnée le 25 février 1986 à l'initiative de l'Association "Dante Alighieri" de Charleroi, sous les auspices de l'Institut italien de Culture de Bruxelles, dans Revue belge d'Histoire contemporaine, XIX, 3-4, p. 543-585, Bruxelles, 1988.
  2. 2. Philippe DESTATTE, L'identité wallonne, Essai sur l'affirmation politique de la Wallonie, p. 408 et sv., Charleroi, Institut Destrée, 1997. 
  3. 3. Vincent SCHELTIENS, Les effets profonds du long été wallon de 1912 en Flandre, à paraître en décembre 2012. 
  4. 4. Joseph DEMARTEAU, Une lettre au roi, dans La Gazette de Liège, 25 août 1912. 
  5. 5.  Philippe DESTATTE, Séparation, décentralisation, fédéralisme, La pensée régionaliste de Jules Destrée (1895-1936), Bruxelles, Ministère de la Communauté française, 1988.