Critique : La Bataille de l'Eau noire

3 octobre, 2015

 

L'Eau noire (trait noir sur la carte) avant le Viroin ( V)

Eau noire (N), Eau blanche (B) avant le Viroin (V) : Couvin se situe sur N non loin du confluent de B et N engendrant le Viroin, affluent de la Meuse coulant jusqu'à Namur, Liège et les Pays-Bas. Au nord, Charleroi, Bruxelles puis Anvers et, à l'ouest, une tache de même couleur (agglomération) qui situe Bruges et juste au-dessus relié à lui et à la mer par un fin trait bleu rectiligne, Zeebruges. Voilà, de cette bataille, le "champ".

Je viens de voir à Mons le film de Vincent Hennot La Bataille de l'Eau Noire. Lorsque l'on veut commenter un film et le juger, rien de tel que d'aller le voir dans une salle de cinéma, car on peut éventuellement y vérifier expérimentalement ce qu'il vaut. Or, tout le monde le sait, certains spectacles prouvent qu'ils sont bons en faisant rire, non pas rire d'eux, mais rire de ce que le spectacle veut que l'on rie. Et ici c'est gagné, de toute évidence. Grâce à ceux que l'on pourrait appeler les acteurs du film que, d'une certaine façon, même un réalisateur de documentaire ''dirige'', au sens le plus empathique du terme comme ici, à savoir qu'il les laisse être et cela se sent de bout en bout.

Le contexte

Le contexte, c'est celui du projet d'un énorme barrage qui devait se situer à quelques centaines de mètres du centre de Couvin, faisant peser sur la ville une vraie menace. En allant voir le film, je n'étais plus tout à fait sûr des raisons qui ont amené à envisager ce projet. Mais tant sur le podcast de la RTBF du 21 septembre dernier qu'à la salle de cinéma de Mons où j'ai eu l'occasion de demander au réalisateur de le rappeler, lui présentant ma version ou mon analyse de ces causes, j'ai eu l'occasion de vérifier mon souvenir et il était exact (je reviendrai sur d'autres aspects de cette question du souvenir et de la mémoire).

En réalité le projet de construction d'un barrage en amont de Couvin était lié au projet pharaonique de Zeebruges, création d'un très grand port sur le littoral flamand qui inquiéta les Anversois qui, pour se protéger de la concurrence, avait exigé que des travaux importants améliorent les capacités portuaires d'Anvers, en fait des travaux améliorant la capacité de l'estuaire de l'Escaut à accueillir des bateaux de fort tonnage. Comme ces travaux devaient se réaliser sur le territoire hollandais, les Pays-Bas exigèrent en contre-partie que l'Etat belge (qui était alors encore un Etat quasi tout à fait unitaire), améliore la qualité des eaux de la Meuse ce qui nécessitait un apport d'eau améliorant l'étiage de la Meuse en été (le débit du fleuve quand il est important comme en hiver dilue en quelque sorte la pollution), le barrage devait le lui fournir. On le voit (il faut parfois bien utiliser le vocabulaire anglais dans ce contexte), Couvin était au centre d'un vaste "deal". Le ministre des travaux publics de l'époque avait décidé que cet apport d'eau viendrait notamment de Couvin. Je commence par parler de ceci dans la mesure où cela se situe la bataille de l'Eau Noire dans un contexte national et même international et, d'une manière assez évidente aussi, dans le contexte des déséquilibres régionaux au sein de la Belgique entre Flandre et Wallonie.

Déroulement de la bataille

La bataille commence au début de 1978 par une séance d'information à Couvin fortement chahutée. Elle se poursuit par des initiatives tout de même extraordinaires de cette petite communauté urbaine : saccage du ministère des travaux publics dont les dossiers sont jetés par les fenêtres dans les rues de Bruxelles, un bus conduisant des militants au ministère et ceux-ci pénétrant dans l'immeuble à l'immense surprise des employés qui évidemment n'avaient jamais vu cela. Ici, je veux faire part de mon souvenir : je ne me rappelais plus cette intervention-là mais une initiative semblable, le sac des locaux du Conseil économique wallon à Namur dont j'ai en tête les récits dans les journaux et qui a même peut-être été plus radical encore.

Les Couvinois installent la première radio libre du pays, initiative tout à fait illégale à l'époque étant donné le monopole d'Etat de la RTBF en matière de radiodiffsuion. Les gendarmes tentent en vain de repérer l'émetteur installé dans les forêts aux alentours de Couvin dans des lieux où une intervention policière était de toute façon malaisée. Jamais l'émetteur ne sera saisi. Les émissions qui durent quelques minutes le vendredi font songer au Radio Londres de la Résistance française (avec la musique de la symphonie du destin de Beethoven). Autre initiative créatrice, à la suite de propos désobligeants d'ingénieurs chargés d'étudier le projet sur le terrain, où ils évoquaient les opposants comme des gens qui leur faisaient mentalement tirer la chasse d'eau, prenant ces propos au pied de la lettre, les opposants au barrage se mettent d'accord avec un agriculteur qui va arroser la maison de l'ingénieur d'un flot énorme de fumier. Il y a des aspects festifs comme un cortège carnavalesque avec géants évoquant la lutte. La voiture d'un vicaire de la paroisse est transformée en un sous-marin roulant de couleur noire baptisé Black water

Baudouin I en viste à Couvin rencontre les contestataires présents dans la foule qui l'accueille, la télé est là et ceux-ci affirment face à la caméra et devant le le chef de l'Etat que leurs agissements sont légitimes, notamment le fait de poinçonner une série considérable de billets de banque, des mots Non au barrage de Couvin.

La Justice intervient

Malgré ses aspects ludiques et festifs, la lutte, comme on le voit, avait des aspects durs. En juin, une série de militants vont détruire (y compris par le feu), les installations des ingénieurs venus travailler à la faisabilité du projet sur le terrain. Il y a de la casse importante. La gendarmerie emprisonne les saboteurs. L'un d'entre eux, René Walgraffe, est finalement extrait de sa cellule et  interrogé à 3h du matin par le juge d'instruction de DInant (chef-lieu de l'arrondissement judiciaire dont Couvin fait partie), Fernand Diskeuve. René Walgraffe, étudiant en droit (qui deviendra avocat d'affaires), lui dit que toute la population est avec eux. Ce que nie le juge, Walgraffe se rendant compte à ce moment qu'il a commis une erreur stratégique : les quelques militants avec lesquels il a agi ne peuvent pas se réclamer en tout cas d'une approbation disons visible ou tangible de cette population.

Les ingénieurs peuvent donc installer à nouveau leur matériel. Mais les anti-barragistes, ayant compris leur erreur de juin, profitent deux mois plus tard, d'un mariage qui devait avoir lieu à Couvin.  On y invite cinq cents personnes à l'apéritif : gens  de tous âges, sexe, milieux professionnels etc. Cette masse détruit à nouveau les installations. Le capitaine de gendarmerie chargé du maintien de l'ordre se rend compte qu'il ne pourra rien empêcher, ses hommes ne pouvant qu'être submergés. Il demeure passif. Symboliquement d'ailleurs, c'était toute la population cette fois qui s'opposait au barrage (la presse et notamment la télé photographie ou filme la démolition montrant bien qu'il s'agit de toute une population de telle façon qu'il soit difficile de distinguer les individus). Il me semble avoir vu un calicot désignant ce mariage comme un mariage anti-barragiste dans le film. C'est à ce moment que le pouvoir politique trouve une porte de sortie. D'anciens Couvinois, un contre-expert couvinois spécialiste des barrages, avaient affirmé publiquement que le barrage était dangereux pour la ville. Et c'est un peu cette conclusion qu'une commission réunissant les trois universités wallonnes fait sienne également. Le gouvernement belge renonce au projet : la commission universitaire lui sert de porte de sortie.

Souvenir et réflexion

Le film, je l'ai déjà dit est d'une telle vérité qu'il fait sans cesse rire ou sourire, tant les acteurs du conflit sont naturels, d'autant plus naturels que, même 37 ans après les faits, ils décrivent encore avec une grande précision les péripéties du conflit (manière de souligner ici, pour moi, que la tradition orale peut parfois être plus sûre que la tradition écrite ou savante). Benjamin Hennot a senti aussi, poétiquement, le lien charnel entre les Couvinois et l'Eau Noire, avec la nature. Il y a une critique des écologistes qui les assimilent à de petits bourgeois amoureux de leur cadre de vie alors que, dit cette critique, ils sont surtout amoureux de leur vie de cadre. Mais les acteurs du combat couvinois qui sont parfois objectivement de petits bourgeois, certes, sont aussi des ouvriers, des agriculteurs, appartiennent à toutes les classes sociales (les meneurs font usage des compétences liées à leur milieu, y compris d'ailleurs parfois leurs compétences scientifiques). Ils ont le sentiment profond d'avoir joué un bon tour au pouvoir et le réalisateur ne fait que montrer ce qui se révèle sur leurs visages. Rarement des interviews classiques ont été aussi bien filmés au point d'apparaître avant tout comme les étapes d'un récit qui passionne. Il y a aussi quelque chose d'Astérix le Gaulois dans le film :  en 1978, cette dimension était exploitée par des gens qui ont eu une intelligence tout de même assez extraordinaire de leur lutte.

On se tromperait cependant si l'on croyait que toute dimension dramatique en serait absente. L'un des meneurs, René Walgraffe était un futur avocat, profession qu'il vaut mieux commencer sans avoir de casier judiciaire et certains de ces actes (comme la destruction par le feu), risquait de nuire à sa carrière. Ceci doit être acté. L'un des militants dit d'ailleurs que si le pouvoir n'avait pas cédé, il n'aurait pas hésité à aller plus loin. De sorte que si les cérémonies durant le conflit aux monuments locaux à la Résistance s'inscrivent dans le caractère symbolique et même ludique du combat, le lien à cette Résistance a à la fois quelque chose d'exagéré et d'un peu forcé, mais aussi quelque chose de profondément juste. Ces gens ont risqué quelque chose d'important.

Jamais le film ne tombe dans la folklorisation de la lutte. Mais certains verront le film comme cela. A tort. Il y a à cette lutte une dimension wallonne, belge et internationale même, évidente. Certes, les meneurs, quelles que soient leurs convictions politiques, ont veillé à ne pas être récupérés par des intérêts électoralistes et partisans. Mais qui dit que se soucier d'autonomie à l'égard de la lutte politique routinière signifie toujours être apolitique? Il me  semble au contraire que cette lutte —il est vrai très vite gagnée alors que les combats politiques aujourd'hui semblent s'éterniser et s'éterniser parce que ce sont en Europe les élites qui les gagnent, mangeant peu à peu tout ce qui rendait possible la victoire des Couvinois—était aussi profondément politique. La politique n'a jamais été incompatible avec l'humour et l'humour ne meurt pas de son voisinage avec le tragique et le sérieux de la vie. Il me semble qu'on le sent aussi dans ce film.

Par ailleurs, je trouve que la RTBF dans l'émission côté face du 21 septembre dernier a eu tort de parler de ce barrage comme d'un grand travail inutile. Je ne suis pas d'accord avec l'idée que l'on aurait pu prévoir en 1978 la fin de la pollution de la Meuse par l'industrie à Liège où la sidérurgie n'a été liquidée que récemment et d'une manière qui n'était absolument pas inévitable, chacun le sait. Un travail inutile à la suite d'une demande d'un Etat voisin aussi important et puisant que les Pays-Bas ne participe pas de la même réalité que les travaux inutiles de Defossé (émissions certes critiques mais aussi quelque peu populistes et de nature à mal faire comprendre les vrais enjeux, voire à les masquer), ou de la gabegie nationale, c'est plus complexe.

Que l'Europe aille au diable!

A bas l' " Europe" !


Politique est aussi et très fondamentalement la dimension wallonne de l'affaire. La revue Toudi a toujours été dès le départ indépendante des partis politiques et elle me semble avoir le droit de dire, sans que l'on ne croie qu'elle récupère quoi que ce soit, que cette bataille certes exemplaire de toutes les luttes citoyennes et en ce sens dotée d'une signification universelle, est aussi une bataille wallonne. Lors de la présentation du film, le réalisateur, à Mons, a évoqué la grève générale de l'hiver 1960-1961, exemple d'un autre combat plus vaste, plus évidemment "politique" (quoique lui aussi transcendant les clivages au nom de quelque chose de plus profond qui rassemble surtout les dominés). Le rapprochement est évident dans la mesure où la plus vaste lutte du pays wallon avait été aussi l'occasion d'une créativité exemplaire de la résistance populaire. Devant les nuages sombres qui s'accumulent à l'horizon de la Wallonie en raison de la construction lente, obstinée, systématique, de ce que l'on appelle à tort l' "Europe" et qui n'est qu'une dictature cynique et brutale sous les apparences policées de la technocratie, on est bien obligé de percevoir le combat de Couvin en 1978 comme quelque chose qui devra inspirer des luttes plus dures et plus vastes avec le goût de gagner.

Depuis des décennies, le peuple wallon, comme les autres peuples d'Europe (cette fois sans guillemets), ne fait plus que perdre.

Vive la "violence ouvrière" !