Critique : Jacques Dubois, Tout le reste est littérature, Entretiens avec Laurent Demoulin

6 juillet, 2018

 

Je retiens d’abord de ce livre d’entretiens sur la vie de Jacques Dubois (JD) interrogé par Laurent Demoulin (LD), professeur comme lui à l’université de Liège, ce titre magnifique et l’histoire surprenante de deux jolies femmes.

L’institutrice résistante et l’actrice pornograhique

Le père de Jacques Dubois entre dans la résistance dès la fin 1940 : il cache d’autres résistants, diffuse des journaux, fait imprimer de fausses cartes d’identité. Un soir de 1941, il est chargé d’accueillir des aviateurs anglais. Jacques qui a 8 ans (né en 1933), peut veiller avec ses parents pendant que sa mère prépare de la tarte pour les deux hommes. On sonne vers minuit. Jacques va ouvrir et se trouve nez à nez avec son institutrice, très belle et dont il était amoureux, elle fait partie de la Résistance ! Fin des années 60, JD crée à l’université un cours de paralittérature. Qui s’occupe aussi de littérature à l’eau de rose.

B.Lahaie sur le tournage d'

Brigitte Lahaie sur le tournage d' "Henri et June"

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans ce cadre il invite Brigitte Lahaie, la reine du film X en France et la présente aux étudiants. Un digne professeur présentant une actrice porno  ? On sent le sel de l’affaire. Pourtant la même actrice a également signé un livre Parlez-nous d’amour avec l’abbé Patrice Gourrier, un « saint prêtre » comme on aurait dit avant la guerre. Je souligne ces deux choses, parce que, de 13 ans le cadet de JD, je n’aurais pas pu connaître la première rencontre dont je viens de parler. Ni faire sentir le passage de l’époque dure et vraie de l’héroïsme à celle douce et vraie de la libération des mœurs.

 

Comment va l’Histoire et notre besoin de témoins

 

La première des rencontres m’impressionne, car il n’y a ni film, ni livre, ni vraie étude historique qui permette de réaliserce qu’a été la Résistance en Wallonie. Entrée dans la clandestinité, elle n’en est jamais sortie. Je ne connais d’elle que quelques fortes anecdotes dont celle-ci.

Carte des sabotages en Belgique

Carte des sabotages en Belgique aux derniers mois de l'Occupation : contraste entre Flandre et Wallonie (les teintes sombres pointent le plus grand nombre de sabotages).

 

C’est l’intérêt de pareils livres. Laurent Demoulin (LD) qui interroge JD, pense que le religieux comme le politique influe sur toute la vie sociale dans les années 50, 60. JD à l’époque est communiste comme son père en un temps où il n’est guère facile de l’être. Il a une formule qui me semble inédite. Pour lui, la mobilisation importante des grèves de 60, traduisait « moins des revendications précises » qu’un « sursaut de la gauche révolutionnaire » (p. 62). Ses collègues historiens de la littérature, pensent aussi qu’à partir de 1960 1 la Wallonie se détache de Bruxelles. Et que l’une des expressions de cela a été en 1983 la publication du Manifeste pour la culture wallonne 2 dont JD a été le principal rédacteur. Le lien entre 60 et ce texte est également fait par JD qui rappelle son amitié avec Jean Louvet pour qui 60—on en parle trop en le réduisant au politique terre-à-terre—, représente l’intuition, plus profondément encore l’émotionfondatrice, créatrice.

Sur ces questions culturelles, JD témoigne du déséquilibre entre Bruxellois et Wallons dans la Commission de sélection du film par exemple. Les réunions se faisant à Bruxelles, ceux qui n’y habitaient pas perdaient toute leur journée. Ces détails n’ont rien de mesquin, mais on n’ose parfois pas les mettre en avant.

Professeur d’université, une ambition

JD a le courage de la sincérité quand il avoue son ambition, après des études solides, des séjours à Paris et aux Etats-Unis (où il aurait pu demeurer), d’enseigner la littérature à un certain niveau, ce qui n’était pas aussi probable dans le secondaire. Et que la perspective de se voir fermer cette carrière l’a déprimé alors qu’il était prof de rhétorique, au point qu’il a dû prendre un congé de maladie. JD fait partie de l’auteur collectif «  Groupe mu » de Rhétorique généralequi renouvela cette vieille science que les Ecoles liégeoises enseignèrent un millénaire avant. C’est aussi un sociologue marxien de la littérature. Il a fréquenté longtemps Bourdieu dont il nous livre ce mot familier qui fait comprendre la notion d’habitus(emprunté au vocabulaire scolastique étrangement) : « la plupart du temps, je suis en pilotage automatique ». Il ajoute aussi que le prédécesseur, le plus manifeste de Bourdieu, c’est Durkheim (p. 107). Girard (dont JD a lu l’extraordinaire livre Mensonge romantique et vérité romanesque), se trouvait (encore étrangement), un prédécesseur en Durkheim.

 

Pierre Bourdieu

Pierre Boudieu : "La plupart du temps, je suis en pilotage automatique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Même s’il semble courir d’une approche de la littérature à une autre —Marx ou Bourdieu (ce qui n’est pas la même chose), Girard, Barthes, Genette…—il écrit des livres fondamentaux. Comme L’Institution de la littératurequi délivre des illusions si répandues du désintéressement des écrivains, surtout quand ils s’investissent dans leurs « grands combats courageux ». Qui fait comprendre cette vérité toute simple (pourtant peu connue), qu’un auteur qui n’est pas aux programmes scolaires n’aura normalement pas de postérité. Ou Pour Albertine, l’héroïne de Proust. Il en parle dans un genre qu’il appelle, je pense, la critique-fiction : reprendre un personnage et le faire revivre. Effectivement,Pour Albertine, c’est un peu comme un roman, celui dont JD se dit  le plus satisfait3.

Directeur de La Wallonie, membre du bureau du PS, « beaucoup amusé »

J’ai collaboré à La Walloniequand Jacques Dubois en était le directeur politique. Je n’avais pas compris qu’il y occupait cette fonction, non pas en surplus de sa charge de professeur, mais comme un mi-temps complet. Cela lui a valu de siéger au bureau du PS. Je ne me le serais jamais figuré.

A toutes les étapes de sa vie et de ses engagements, JD dit qu’il s’est « bien amusé ». A LD qui le remarque, il réplique : « J’ai eu de la chance : les évènements m’ont favorisé. Mais si je m’étais ennuyé, je serais parti ou j’aurais travaillé avec d’autres. Je me suis aussi toujours arrangé pour collaborer avec des gens que j’aimais bien et me consacrer à des tâches excitantes. » (p. 178).


Il y a plus de 50 entrées à ce livre suivant l’ordre chronologique. Bien que qu’il se lise aisément dans cet ordre, on aime aussi, comme chaque fois qu’on aime un livre, revenir sur les passages qui ont plu, dont on voudrait garder la mémoire. Il y en a au moins deux dont je voudrais parler Le premier commence par une remarque de l’interviewer LD qui souligne qu’aujourd’hui les classes dominantes se moquent de la littérature, l’argent leur suffisant (mais n’en est-il pas de même depuis longtemps ?). JD ajoute que « dans le climat culturel et médiatique de vulgarité générale où nous vivons, la lecture littéraire est le meilleur moyen pour se préserver autant que possible de l’obscénité ambiante » (p. 229). L’autre, c’est l’admiration de l’interviewé pour Les Misérables qu’il considère comme le « chef d’œuvre absolu » (p. 168). Et enfin il y a cette remarque que le roman policier est avec le poème en prose « le seul genre qu’ait inventé notre modernité » (p. 179). Que c’est même notre modernité la plus puissante. Et, encore « enfin », Simenon, l’arrivée de ses archives à Liège, les deux volumes de la Pléiade édités par JD.

L’université de Liège

JD se décrit souvent comme « frivole » passant d’une marotte à une autre (enfin, des marottes comme le groupe mu…). Il y a quelque chose de cela en lui mais c’est peut-être aussi une pose. Il m’a fallu un certain temps pour comprendre à quel point les chercheurs ne peuvent s’engager qu’en veillant à ne pas perdre leur réputation de chercheurs avant tout. En distinguant leur activité d’enseignement ou savante de leur militantisme. Il arrive d’ailleurs que les deux ne se contredisent pas 4 et j’ai eu très fort ce sentiment lors de la parution en 2010  du livre Le Tournant des années 70. Liège en effervescence. A ce propos, je ne suis pas sûr, comme le dit Jacques Dubois dans ce livre, que Liège soit une ville provinciale. Les Français n’appellent-ils pas le groupe mu, le « groupe de Liège » ? A qui la Wallonie doit-elle d’avoir un cinéma particulier sinon à Liège ? Et cela même si l’existence de ce cinéma a été niée pour de bêtes raisons dans une récente Histoire culturelle de la Wallonie ?

 

4e écluse de Lanaye

4e écluse de Lanaye construite par les ingénieurs liégeois du bureau Greisch


 

Liège, de plus, a une université. On me dira que ce n’est pas une raison. Ce qui m’amène à penser que cela pourrait l’être, c’est le fait que Louvain/Leuven (et même aussi  Louvain/LLN), était une université hors-sol. Et c’est dans cette université, l’esprit de cette université que j’ai été formé où l’on pouvait trouver l’attachement des Liégeois de leur Alma mater à Liège comme une extravagance. « Provinciale », justement.  Il me semble que ce lien n’existe pas de cette façon entre l’ULB et Bruxelles et que peut-être l’université de Mons ou celle de Namur sont les universités de trop petites cités pour que la même chose y soit possible. Difficile de comprendre ce qui se passe ailleurs. Je n’ai sans doute vraiment réalisé ce qui se passait à Liège qu’avec la sortie du livre Le Tournant des années 70 5: il raconte l’apport d’une université à une ville. Non en matière d’emplois générés directement ou indirectement et retombées diverses. Mais dans le domaine dit du « symbolique » et pas seulement grâce à l’apport des sciences de l’esprit ou des sciences humaines, mais aussi de la technologie (on songe au bureau Greisch, aux ingénieurs liégeois). Jacques Dubois, qui n’est pas un professeur dont le militantisme absorba toute l’énergie, est peut-être emblématique du dynamisme réel de son université sur ce plan que l’on rêverait de retrouver ailleurs, à l’UCL par exemple. Peut-être au fond que si l’université ne fait pas grandir, « tout le reste est littérature ».

 

Jacques Dubois, Tout le reste est littératureEntretiens avec Laurent Demoulin, Les Impressions nouvelles, Bruxelles, 2018, 17 €


  1. 1.   Paul Biron, « Jacques Sojcher publie La Belgique malgré tout » dans J-P Bertrand, M. Biron, B. Denis, R. Grutman (directeurs) Histoire de la littérature belge, Fayard, Paris, 2004, p. 489
  2. 2. Manifeste pour la culture wallonne (1983)
  3. 3. La France chez Proust
  4. 4. Bruxelles domine toujours la Wallonie
  5. 5. Critique : Le tournant des années 1970. Liège en effervescence (Nancy Delhalle, Jacques Dubois, Jean-Marie Klinkenberg)