1950, une année de résistance

Toudi mensuel n°31, septembre-octobre 2000

L'été 2000 nous amène inéluctablement à évoquer «il y a 50 ans». Ce ne peut être un vague souvenir d'ancien combattant ou une évocation académique.

Il y a cinquante ans, le fait majeur a été l'abdication de Léopold III et la dernière victoire ouvrière de la Résistance au fascisme. Il n'y a pas de Résistance sans victime, l'histoire l'a démontré. 1950 n'échappe pas à la règle. Deux faits emblématiques en témoignent. Ils sont annuellement évoqués par les contemporains comme par les jeunes générations. En 1950, les fascistes ont tué deux fois. La violence existe aussi en Belgique.

Le sculpteur Marceau Gillard a gravé sur le granit de Grâce Berleur: «En cet endroit, le 30 juillet 1950, Albert Houbrechts, Henri Vervaeren, Joseph Thomas et Pierre Cérépana tombèrent sous les balles de la répression, pour sauvegarder les droits du peuple.» Tout est dit en ceci: quand les ouvriers se lèvent pour témoigner que le pavé leur appartient et que leur droit affronte la répression, ils disent clairement que leur droit est le droit et que les dominants répresseurs doivent le reconnaître. C'est cela la lutte des classes, c'est cela le patriotisme. C'est affirmer le droit des travailleurs et le droit au travail sans contrainte.

Sept semaines plus tard, le 18 août 1950, à 21 heures 20, les mêmes, les mêmes militants de l'ordre établi récidivent, en ajoutant le geste concerté, préparé de longue date. Sur le seuil de sa porte, ils ont assassiné Julien Lahaut, le député communiste Julien Lahaut, président du parti des fusillés, celui que les Sérésiens appelaient «Noss Julien».

L'histoire des Belges n'a pas connu beaucoup de crimes politiques. Cela peut, peut-être, expliquer pourquoi on ne semble pas pressé de les résoudre. L'exécution de Julien Lahaut à son domicile est longtemps restée inexpliquée. L'énigme n'en est cependant plus une, depuis que des historiens, flamands il faut bien le dire, ont levé le voile sur l'essentiel, l'histoire de l'anticommunisme en Belgique1. Il est vrai avec les historiens que ce n'est pas le fait d'un cri «Vive la République!» qui peut expliquer seul cette exécution. La résurgence d'un passé de Résistance a armé le bras des assassins fascistes. Ils préparaient depuis la fin de la guerre leur riposte à la volonté populaire de refuser le retour d'un roi contesté par la résistance au nazisme.

Pour nous, résistants du Front de l'Indépendance, nous n'avons jamais douté que Lahaut rejoignait les autres hommes de la politique d'indépendance qui avaient été assassinés pendant la guerre, comme lui en 1950, parce que Résistant au fascisme.

Je l'écris aujourd'hui, 21 juillet, date qui marque l'indépendance du pays, donc la liberté de définir son destin. Nous devons ensemble y réfléchir, au nom de la Résistance, dernier grand acte collectif de défense du concept d'autodéterminntion du peuple. C'était la vérité commune en 1830, au temps de l'indépendance et en 1940, au temps de la résistance. 1940 et la dernière guerre ajoutait à l'acte patriotique de vrais discours de nature idéologique. Dans la classe ouvrière qui est porteuse de la plus grande part de résistance, il faut dépasser, tout en le gardant en mémoire, le fait que l'ennemi principal demeure le patronat. C'est parce que celui-ci, par opportunisme, s'inscrit dans l'idée de servir ceux que l'on est impuissant à combattre. L'état d'esprit général est marqué par un sentiment d'impuissance, après les capitulations successives de la Belgique et de la France. Pour la classe ouvrière belge, que ce soit l'État belge ou l'allemand qui soit derrière le patronat, c'est du pareil au même. Il fallait occulter la capitulation. Il fallait s'opposer à la complicité dans le pillage de la nation. Il fallait dire non aux mesures qui contraignaient au travail obligatoire et à la déportation qui frappait majoritairement le monde ouvrier et la jeunesse aux études.

Comme le dit explicitement l'historien Francis Maertens dans le titre de son imposante étude sur la résistance en Hainaut Du murmure au grondement, la Résistance a été avant tout le fait de ceux qui avaient l'habitude de la lutte, le monde ouvrier et de ceux qui de tout leur être refusaient la soumission, les jeunes. Le terreau social, heureusement, ne les abandonnait pas, ils étaient dans l'ombre et le silence sérieux, à leurs côtés. Ils ont mis en évidence l'existence de la force réelle du corps social, même désarmé, s'il est déterminé et uni. N'en déplaise à certains, ce fait révèle à l'évidence, pour un temps court peut-être, mais pour le temps du moment, le soutien populaire massif, largement acquis aux communistes, combattants de la première heure. La sympathie leur était acquise pas seulement dans le milieu ouvrier mais, de façon égale, chez les commerçants, les ruraux, les artisans, les intellectuels. Ne croyez pas que ce soit un raccourci. Mais cherchez en cela la contre-résistance qui recourt au crime politique pour restaurer son ordre à nouveau.

Être citoyen, c'est être résistant

Être citoyen, nous en parlions alors. Nous employions le terme dans le sens élargi de la relation déclarée à la Démocratie. Nous parlions «du citoyen, homme en situation».

Nous ne sommes plus satisfaits de la fonction de «représentation» qui exprimerait seule la souveraineté nationale. Ce que nous voulons, c'est un peuple titulaire du pouvoir, «un peuple citoyen», «un pays de citoyens». Ce n'est donc pas un individu soumis à ses seules options personnelles mais un titulaire de droits et un porteur de devoirs qui sont les vrais fondements de la «liberté-autonomie».

Nous avons la société que nous tolérons, corruptions comprises. Comme citoyen lucide et résistant, c'est encore notre responsabilité qui est engagée. À nous de choisir: résistant et militant ou consommateur et serviteur docile.

Peut-être si l'homme était moins main d'oeuvre et davantage créateur serait-il enfin citoyen. Il ne peut servir en rien de rester passif devant les instances et les instruments de mesure habituelle du travail et de la pensée unique qui se veut dominante. La résistance aux règles imposées et aux pratiques répétitives et dirigées s'imposent comme une vertu première à l'homme qui veut affirmer une personnalité que l'on ne veut plus lui reconnaître même si on la lui attribue dans les discours officiels.

Le Wallon d'aujourd'hui qui connaît son histoire et le Wallon d'hier qui a fait cette histoire ne doivent pas être surpris de ces propos. Ils ont été inscrits dans le temps, celui de la Résistance, quand les hommes à qui le droit de citoyenneté avait été arraché se rassemblaient pour une «révolution constructive». C'est en cela que nous pouvons parler de permanence, de continuité, et d'effets de prolongement de la «notion» de résistance à l'oppression qui devient «concept» dans la poursuite légitime d'une société transformée.

On ne se donne pas le bonheur, on l'éveille, on le construit. Mais, seulement par ce que l'on fait. Tout se passe comme si le monde parti furieusement à la conquête de ses droits avait curieusement perdu la mémoire de quelques devoirs élémentaires. Le premier est d'être inquiet de l'oppression, puis aussi d'être inquiet de l'imposture et d'y résister en soi et avec les autres.

Quant à l'autonomie de la personne? Si nous en parlons, c'est d'abord au sens de la sociologie. Il s'agit du pouvoir d'un groupe de s'organiser et de s'administrer lui-même, sous certaines conditions discutées et certaines limites admises.Conditions et limites sont à reconnaître, pour éviter de confondre autonomie et souveraineté.

Citoyenneté et liberté morale

En relation avec le thème initial de résistance, nous voulons distinguer, pour en signaler la complémentarité, citoyenneté et liberté morale, en tant qu'états de fait opposés à deux états oppressifs: l'impulsion intérieure à laquelle on peut être institutionnellement asservi et l'obéissance aux règles de conduite suggérées par une autorité extérieure. C'est à cette double servitude que le citoyen doit être invité à résister, à opposer l'état d'autonomie à savoir la liberté de l'homme qui se donne à lui-même, par sa propre réflexion, ses principes d'action.

Ce contre quoi nous nous opposons, comme il y a 50 ans, c'est le monde de la délégation de la recherche et de l'explication laissée aux seuls experts, aux sauveurs du pouvoir fort. C'est le monde du droit de dire non à la règle morale imposée aux citoyens moyens. On a voulu faire de nous des hommes objets. C'est ce que voulait la politique de neutralité qui ne nous a pas évité la guerre mais qui nous a isolés.

Aujourd'hui, tout notre appareillage communicatif proclame la possible liberté de nos choix mais, dans le même temps, il noie notre capacité d'analyser dans des flots de publicité et de propagande et il réduit par voie de sélection préméditée, le champ de nos choix possibles. Nous vivons à l'ère de l'explication et de la compréhension par personnes interposées, de messages échangés entre des hommes jouant des rôles et ayant des statuts présentés comme légitimes.

Ce système qui s'impose à nous, au nom d'une certaine transparence fonctionnaliste, repose lui aussi sur une nouvelle idéologie: celle de la communication. Disons le tout net: en cette situation, il n'y a plus de citoyens producteurs, il n'y a que des consommateurs. C'est ce que nous avons refusé face aux fascistes occupants oppresseurs. C'est ce que nous avons refusé en renvoyant Léopold III. C'est ce que nous refusons aujourd'hui en mettant en cause les faces cachées de la monarchie et ses appels à la réconciliation nationale sans correction des fautes et des crimes passés.

Le temps de l'émancipation

Il faudra donc et il convient que l'on développe une nouvelle sphère d'intérêt qui sera celle de l'émancipation. Il faudra bien explorer tous les non-dits de l'information surmultipliée. Le but sera de mettre en évidence la signification des soubassements idéologiques des propositions et des relations de pouvoir, quand on mythifie les progrès scientifiques, la rationalité de la technique et la soi-disant liberté de l'information.

C'est en ceci que s'exprime notre capacité et volonté de résister, de surpasser les pressions ambiantes. Ce projet d'analyse critique place l'autoréflexion au-dessus de toutes les contraintes constitutionnelles. Il tend à libérer l'individu de la dépendance vis-à-vis des puissances intériorisées et souvent inconscientes ainsi que des dépendances des puissances extérieures sociales, économiques et politiques.

L'homme «résistant» est en ceci tel qu'il existe et souhaite se multiplier. Il doit développer un savoir émancipateur qui, tout en restant critique, est susceptible de le rendre plus maître de lui, autonome et capable de prendre des décisions responsables. Le dépassement dialectique que nous posons est de reconnaître la complémentarité de ces contraires tout en restant lucides quant aux enjeux qu'ils recouvrent.

Si nous privilégions les intérêts de la connaissance, nous prenons position pour lutter contre la dominante technocratique et instrumentale qui mobilise le champ relationnel de l'humanité d'aujourd'hui. L'historien n'aurait plus rien à dire. Le philosophe n'aurait plus à penser. L'artiste n'aurait plus à créer. Les moyens techniques sont là pour régler les questions d'information et de réflexion. Si, d'une part, nous nous refusons à nier l'évolution technique qui n'est pas contournable, nous voulons d'autre part en maîtriser les contraintes et savoir utiliser instrumentalement les outils de la technique et les signes du langage. Il y a encore pas mal de Léopold III à écarter.

Devant l' «objectivité scientifique», l' «idéologie technocratique», le discours «politiquement correct» qui nous sont imposés, nous opposons la «résistance». Nous devons nous poser tous les jours la question: quelle marge de liberté nous reste-t-il pour prendre décision?

Devant la réalité historique des normes, devant l'idéologie de la bonne communication, formes qui nous sont exposées de manière répétitive, nous devons, au nom de la résistance, poser et répondre à la question: quelle marge reste-t-il à la légitimité de la contestation?

Face à la dialectique qui distingue la réalité de la fausseté idéologique de l'apparence et qui se proclame idéologie de la critique, nous avons à nous interroger sur: que reste-t-il à l'authenticité d'une position?

La réponse est en ce que l'on fait, que l'on analyse, que l'on corrige mais qui nous engage toujours au nom de la «résistance». Elle est dans le fait d'admettre et surtout de prouver que chaque être humain dispose d'un minimum de liberté de manoeuvre. Elle est encore dans le choix que chacun fait d'élargir le contour de cette liberté en travaillant au développement de l'autonomie active des citoyens.

Je comprends que d'aucuns parce qu'ils sont militants se disent unitaristes, séparatistes, fédéralistes ou confédéralistes, francolâtres et rattachistes, wallingants ou flamingants, monarchistes ou républicains mais demain quand nous donnerons de l'ampleur aux événements de 1950, parce que nous sommes aussi des citoyens actifs et des historiens du politique vécu, nous répéterons avec les assassinés de Grâce-Berleur et Julien Lahaut que la lutte du monde ouvrier pour une reconnaissance du droit et une justice pour sa classe sont bien les vrais motifs des assassins et de la réaction.

Si nous voulons les combattre aujourd'hui comme hier, au risque de paraître réducteur, je dirai en conclusion que ce sera par ce que nous ferons dans le sens de la reconnaissance des droits de ceux qui travaillent et réclament justice contre la toute-puissance de l'argent-roi que nous serons citoyens du monde enfin libre.

 

 


  1. 1. Van Doorslaere Rudi et Verhoeyen Étienne, De Moord op Julien Lahaut, Anvers, EPO, 1986.