Le livre de Léopold III l'aurait définitivement discrédité
Peu avant la publication du livre de Léopold III Pour l'histoire, le journal La Libre Belgique avait parlé des réticences du roi actuel sur cette publication. On comprend Albert II. Mais comme on l'a vu dans l'éditorial, les mensonges du roi ont été couverts par certains comptes rendus. Paradoxalement, c'est en étant fidèle au texte que l'on peut condamner le plaidoyer pro domo de Léopold III. Les amis du roi l'ont toujours perdu? Soyons-le donc un peu en un sens!
L'homme d'État et l'homme discrédités
Dès l'avant propos, Pour l'histoire décrit les partis et les syndicats comme des «irresponsables»! Dans la bouche d'un petit patron vaguement poujadiste, à la fin d'une soirée arrosée, ces propos se comprennent mais de la part d'un homme d'État? Quel grand ou même moyen patron oserait faire état de pareilles opinions? Alors que les syndicats, avouons-le sans naïveté, peuvent servir l'ordre dans l'entreprise en y régulant la contestation. Et au-delà, ils existent dans le rapport de force...
Sur la France, Léopold III écrit: « Pendant que l'Allemagne réarme, la France désarme et la politique du Front populaire la mène aux pires excès en l'affaiblissant dans tous les domaines. » (p.8) alors que, justement et pour des motifs idéologiques, le Front Populaire eut une politique de défense. Quant aux «excès» du Front Populaire, que veut dire Léopold III: les congés payés, les 40 heures? Il s'enferre immédiatement, répétant sa haine des partis et syndicats «Si je parle de la France, c'est parce que je constate que la Belgique suit fréquemment les erreurs de sa grande voisine. la multiplication des partis politiques, le pouvoir toujours grandissant des syndicats, organismes également irresponsables...» (ibidem)
Le livre de Léopold III a été écrit au début des années 80, à une époque où le néolibéralisme n'avait pas encore accompli ses ravages, mais encore aujourd'hui, un homme de droite européen, n'oserait pas écrire ce que ce roi écrit. Comment qualifier ceci: «Les forces de l'ordre ne pouvaient remplir leur mission que dans la discipline, et celle-ci étant battue en brèche par des aspirations de plus en plus exigeantes de liberté, de confort et d'argent, nous voyons se détruire progressivement notre société.» (p.10) En pleine période de gouvernement Martens-Gol qui imposa une austérité drastique dont les effets se font encore sentir.
Sur un plan simplement «humain» pour reprendre le terme dont il use, on s'étonne (le livre fut écrit en 1983) de la rancune qu'il a gardée vis-à-vis d'Hubert Pierlot: «C'est un véritable coup du sort qui devait amener au pouvoir cet homme avec qui je ne pouvais m'entendre. Il était susceptible, méfiant, sans souplesse et, de surcroît, borné et incapable d'un geste simplement humain. Je suis convaincu qu'avec n'importe quel autre Premier ministre les choses ne se seraient pas passées aussi lamentablement. Je n'hésite pas à le dire: Hubert Pierlot a causé à la monarchie un tort dont elle ne se relèvera sans doute jamais. Il a, de plus, ébranlé le pays.» (p.62). On s'en étonne d'autant plus que le livre rappelle maintenant des faits datant de 60 ans! En outre, que veut dire Léopold III? Qu'un autre Premier Ministre aurait donné raison au roi à Wynendaele le 25 mai et serait resté au pays avec lui? Paul-Henri Spaak l'a avoué dans ses mémoires: «J'eus la tentation de rester à ses côtés [de Léopold III...] Le Premier ministre et le ministre de la Défense nationale me firent par leur regard comprendre la faute que j'allais commettre. Je dois beaucoup à ces regards. Que serait-il advenu de moi si j'étais resté aux côtés du roi? J'aime autant ne pas y penser...» 1 Soulignons encore une fois que le reproche fait au roi ne concerne pas l'acte technique de la capitulation de l'armée mais la faute politique de rester au pays et d'abandonner le combat.
Léopold III ne connaît pas l'erreur de dire ici le mal qu'il pense des Juifs par exemple, ce que le livre de Velaers et van Goethem nous rappelle 2 . Dans le même ouvrage, on se rend compte que Léopold III a exercé une véritable influence sur le comportement des secrétaires généraux à qui le gouvernement confia la responsabilité d'administrer le pays occupé. Certes, l'administration n'est pas politique. mais on voit les Allemands user de l'avis du roi (ou de son prétendu avis), pour influencer des décisions de ces secrétaires, preuve flagrante que les Allemands les savaient sensibles à l' influence royale qui continuait à s'exercer (et le rôle politique du roi est celui de son influence). Lorsque le comte Capelle donne des conseils de modération à un journaliste collaborationniste comme Poulet, celui-ci obtempère, percevant cette réaction comme inspirée d'en-haut. Jean Stengers a souligné que le secrétaire du roi c'est le roi 3. Celui-ci ne commet pas non plus l'erreur de redire l'admiration qu'il avait pour Hitler et le national-socialisme 4 , de se vanter d'avoir envoyé son représentant aux obsèques du duc d'Aoste 5 qui avait commandé des troupes italiennes en Éthiopie que combattait l'armée belge. Il peut comprendre que l'on ait pu reprocher à son «Testament politique» de 1944 de n'avoir pas parlé de la Résistance mais il ne rappelle pas que les officiers de son entourage qui se lançaient dans la Résistance active tombaient en disgrâce 6 .
Il y a une autre erreur, plus fondamentale, commune aux médias, aux historiens et au roi.
Le grand acteur oublié de ces controverses: le peuple
Des passages comme celui-ci troublent: «Les ministres, dit-on parfois, devraient être les seuls conseillers du Roi. Ceci se conçoit fort bien dans un climat de stabilité politique, quand les gouvernements se succèdent suivant le rythme et le résultat des élections législatives. Elles amènent une majorité au pouvoir. Le Roi choisit ses ministres au sein de cette majorité et le cabinet ainsi formé gère les affaires de l'État au moins jusqu'aux élections suivantes, et le cycle recommence. L'équipe reste en fonction pendant un certain nombre d'années. Le souverain apprend à en connaître les membres et à les apprécier. L'inverse est d'ailleurs aussi vrai. Il se crée entre le monarque et ses ministres un esprit d'équipe qui permet à la fois au Roi de les guider au mieux et à ceux-ci de le conseiller.» (p. 88)
Léopold III ne parle ici que de la technique du pouvoir exécutif. Mais l'élection n'est présente dans ce passage que comme une contrainte externe, n'amenant pas à s'interroger sur l'opinion. On ne trouve jamais sous la plume de Léopold III une interrogation sur le peuple lui-même, ses douleurs, ses sentiments. Le peuple c'est une abstraite «Nation». C'est comme si entre cette «Nation» et le roi, il y avait des hommes politiques dont seule l'existence compterait, ceux-ci étant l'intermédiaire entre la «Nation» et le souverain qui ne se rencontreraient jamais comme les vendeurs et les acheteurs d'une maison qui, passant par l'intermédiaire d'un agent immobilier, ne se voient que lors du passage de l'acte devant notaire. Curieuse mentalité au 20e siècle!
Il aurait pu y réfléchir, au moins au moment de la Consultation populaire. Or sur cette consultation, voici son sentiment: «En bref, les votes valablement émis lors de la consultation populaire donnèrent 57,68 % de "oui". Deux provinces sur neuf, Liège et Hainaut, et dix arrondissements électoraux sur trente, soit les plus industrialisés et les plus soumis aux consignes des gauches donnèrent une majorité de "non". La région flamande se prononça par 72 pour 100 se voix en faveur de mon retour la région wallonne par 48 pour 100.» [pp. 136-137: ici, il y a une erreur, la Wallonie répondit oui à 42 % seulement]. On peut noter qu'au sens d'aujourd'hui , il faudrait dire 4 provinces (Brabant wallon, Bruxelles, Liège et Hainaut) sur 11 et au sens de 1950, les 9 arrondissements étaient 9 wallons sur 15, ou encore 10 francophones sur 16. On est surpris de voir que les gens qui votent NON au retour du roi soient décrits comme «soumis» aux « gauches». Ce qui fait penser que Léopold III considère que le peuple n'a pas d'existence par lui-même puisque «soumis» s'il vote contre lui.
Léopold III ne rend jamais compte des avertissements répétés des hommes politiques de droite ou de gauche en mai, juin et juillet 1945, sur le fait que son retour ne pourrait s'opérer que dans un bain de sang 7 . Pour cette raison Van Acker menaça de démissionner en refusant d'expédier les affaire courantes (car il aurait eu à endosser la responsabilité de tirer sur la foule). L'impression demeure que Léopold III ne considérait pas cela comme un obstacle fondamental, pensant que les actes vulgaires du pouvoir ne peuvent lui être imputés. On a tendance à le dire puisque certains ont fait valoir, lors de la publication du livre, que des troubles ont fait bien plus de morts que ceux de la question royale.
Ce qui frappe, c'est que cette erreur de ne pas prendre en compte les faits, sentiments et gestes du peuple est aussi celle de la plupart des historiens. Theunissen mis à part 8 , nous n'en voyons pas qui se soient réellement penchés sur les heures mêmes du dénouement de la question royale, au moment où des foules déchaînées chantent la Marseillaise à Liège ou acclament des discours indépendantistes à Charleroi, bien conscientes que les drapeaux belges ont été amenés des bâtiments publics et remplacés par le drapeau wallon. Que ce drapeau ait été wallon on comprend que cela nous émeuve. Mais ce n'est pas seulement naturellement ou a priori que l'on s'en émeut, c'est parce que la nation (comme identité), a toujours un au-delà d'elle-même, tout à la fois enraciné et universel: le peuple exerçant sa souveraineté. Ou encore, selon Rosanvalon, le seul peuple trouvable.
Un révélateur: le doute sur un 1950 républicain
C'est ici qu'il faut redire que la mémoire de 1950 est piégée par les mots. Oui, en 1950, seule le PC (et tardivement) , réclama explicitement la République.
Mais qu'est-ce que la République à la fin des fins! Un système pour désigner le chef de l'État qui ne soit pas fondé sur l'hérédité? Et qui l'est sur le sort, le vote d'un corps de notables, la cooptation? Mais même une élection au suffrage universel ne donne pas toutes garanties démocratiques et les républiques par cooptation, sort ou notables ne sont pas automatiquement démocratiques. En tout cas, la promotion d'aucun de ces systèmes ne méritent en elle-même une insurrection comme celle de 1950. Même si le président est élu au suffrage universel. Alors?
Le mot «république» désigne d'abord dans notre langue le peuple rassemblé et souverain. Raison pour laquelle on l'écrit le mot avec une majuscule: la République. la République en ce qu'elle est universellement cette idée de la Cité, mot aussi très français puisque c'est dans notre langue et elle seule qu'il existe un mot pour dire l'existence humaine en tant que citoyenne.
Il est évident que les foules insurgées de 1950 ne songeaient pas mettre en place un Doge, un président à l'allemande ou même à la Suisse. Mais à la République au sens où le peuple de Paris y pensait lorsqu'il prit les Tuileries le 10 août 1792. La République, ce n'est pas un régime parmi d'autres, c'est l'existence humaine à la fois individuelle et collective en sa dignité.
Dans ce livre épuré de tout ce qui discrédite plus gravement le roi (l'antisémitisme, l'admiration du nazisme et de son chef, les gestes concrets de collaboration qui n'étaient pas directement connus en 1945 par le peuple et ses leaders considérant pourtant Léopold III comme incivique), je crois avoir (peut-être), trouvé la solution d'une énigme.
L'énigme de la lucidité populaire en 45
Je viens de le dire, on ne «savait» pas en 1945 que le roi était allé jusqu'à la collaboration concrète avec les Allemands. On ne le «savait» pas au sens de la critique historique et cela est bien troublant pour un intellectuel qui considère celle-ci comme l'une des armes dont on use contre les propagandes mensongères. Mais alors QUE «savait» la population ou encore COMMENT le «savait» elle? Puisqu'elle estimait déjà (sans «savoir « mais en un autre sens de «savoir») que le roi avait été incivique. On peut dire qu'elle savait que Léopold III n'avait pas été Albert Ier (qui aurait cependant adopté la conduite de son fils dans des circonstances semblables, les historiens l'ont montré). Les historiens (la plupart d'entre eux...), penchés sur leurs archives, armés de la critique historique répondent peu jusqu'ici à cette question du savoir du peuple, savoir pourtant tout à fait déterminant.
On pourrait se demander si le peuple ne «sait» pas de tout temps ce que confirme parfaitement ce livre, à savoir que le roi ignore le peuple, qu'il ne le voit que comme une «Nation» abstraite, surtout dans la Constitution belge qui ne dit jamais clairement ni que le peuple ni que la «Nation» sont souverains. Bien sûr, le peuple ne lit pas la Constitution, ne saisit pas les subtilités de la responsabilité ministérielle.
Mais pourquoi? Parce qu'il n'y croit pas et qu'il a raison! Et c'est le roi lui-même qui lui donne raison! Car les rois des Belges jusqu'à Léopold III, tout en n'étant pas tenus d'assumer la responsabilité de leurs actes devant le Parlement représentant du peuple, peuple et Parlement étant les deux co-propriétaires de la souveraineté nationale et la source de tous les pouvoirs, agissent comme si c'était eux les chefs en dernier ressort et cela en toutes circonstances, il faut bien le comprendre. Léopold III disait ne pas agir politiquement sous l'occupation allemande. Mais l'activité politique du roi, le peuple n'en sait quand même jamais rien, par principe constitutionnel même. Dans ce contexte, la présence du roi en Belgique était une activité politique en soi. Elle ne pouvait être que pro-allemande et pro-nazie. Ce qu'elle fut en fait mais ce que le peuple découvrit par un raisonnement théorique, les historiens le découvrirent ensuite par une enquête empirique (archives etc.), longtemps après.
Dès 1945, le peuple wallon avait compris que Léopold III était un pro-nazi, hostile à la démocratie, à la Résistance et collaborateur des Allemands. Ce livre confirme non ces faits aujourd'hui parfaitement avérés mais permet de comprendre la logique personnelle étrange qui a conduit Léopold III à tous ces errements.
Mais si Léopold III pourrait être aujourd'hui définitivement condamné, les élites francophones belges continuent à le couvrir et à nier la Résistance. Comme à nier le Peuple wallon de 1950, Julien Lahaut, les morts de Grâce-Berleur et même le savoir-faire et la haute moralité de la classe politique qui a maintenu les valeurs essentielles de liberté, d'égalité et de fraternité piétinées par la Dynastie jusqu'à un Léopold III que ses successeurs ne désavoueront jamais et dont ils prolongent la violence symbolique avec l'appui des médias francophones et, maintenant, français. 9
Post scriptum important J.Stengers répond aux mensonges
Fameuse la réponse de Jean Stengers dans «La Libre» du 2/7/2001. Il n'hésite pas à comparer Léopold III à Pétain. Jean Stengers écrit:: « Le passage sans doute le plus significatif est celui où Léopold III s'étonne de voir des hommes de l'ancien régime revenir à sa grande stupéfaction au pouvoir. Pour lui, la guerre et la défaite n'étaient pas une catastrophe européenne mais, comme pour Pétain par exemple, le signe de ce qu'une régénération de la vie politique nationale était indispensable. » (p.1)
La différence avec Pétain c'est que Léopold III, en tant que roi constitutionnel, était irresponsable et n'avait donc pas à rendre compte réellement de ses actes, couverts soit par des ministres, soit par son entourage. Entourage dont Stengers souligne (pour De Man par exemple) qu'il était fidèle à la pensée du roi, contrairement à ce que celui-ci prétend, assez bassement une nouvelle fois.
Le Monde doit chercher très vite quelqu'un d'autre que Stroobants comme correspondant chez nous.
- 1. Paul-Henri Spaak, Combats inachevés, Tome I, Fayard, paris, 1969, p. 99.
- 2. Velaers et Van Goethem, Leopold III, Lannoo, Tielt, 1994. pour l'admiration du roi pour Hitler voir pages 301, 302 et 305 notamment.
- 3. Jean Stengers, Léopold III et le gouvernement, Duculot, Gembloux, 1980, notamment pp. 144-145.
- 4. Ci-dessus les marques (note (2)) d'admiration d'Hitler par Léopold III. Dans l'ouvrage de Velaers et Van Goethem, ces déclarations antisémites de Léopold III ont été rassemblées à la p. 786 et concernent des déclarations de 1940, 1941 et 1942.
- 5. Velaers et van Goethem op. cit., p. 687.
- 6. Le général Tilkens, chef de la Maison militaire du roi fut condamné par le roi et sa mère (voir Velaers et van Goethem, op. cit., p. 726).
- 7. Dès l'entrevue du 9 mai 1945, c'est ce que le Régent et le gouvernement font comprendre au roi. Plus tard le recteur de l'ULB (Velaers et van Goethem, op. cit., p. 995), le 25 juin, puis le président du Sénat le libéral Gillon (12 juillet op. cit. p. 968) donneront les mêmes avertissements.
- 8. Herman Theunissen, 1950. Ontknoping van de Koningsqwestie, De Nederlaendsche Boekhandel, Anvers/Amsterdam, 1984
- 9. Voir JP Stroobants, Léopold III, ce passé belge qui ne passe pas...in Le Monde du 22 juin, p. 14.