Poursuite du travail forcé après Léopold II

Interview de Jules Marchal
Toudi mensuel n°42-43, décembre-janvier 2001-2002

Histoire de la monarchie belge

Les faces cachées de la dynastie belge.

 

 

TOUDI - Jean Stengers prétend qu'à partir de la reprise du Congo par la Belgique en 1908, les abus ont cessé?

JULES MARCHAL - Rien n'a changé. Et d'ailleurs c'est le même personnel qui est resté sur place. Si la Colonie a été administrée convenablement ce n'est qu'après 1945 voire 1950...

TOUDI - Pourtant on entend tant de coloniaux dire qu'ils sont été déçus parce que le Congo avait été merveilleusement équipé de routes, de chemins de fer, d'hôpitaux et que la décolonisation a détruit tout cela...

JULES MARCHAL - Tout cela a été fait pour les Blancs pas pour les Noirs. Ces routes ont été construites dans les années 1920 et 1930 par des gens qui n'étaient même pas payés. Ou alors 50 centimes par jour, ce qui est à comparer au prix du pain plusieurs fois supérieur ou d'une simple couverture qui coûtait 115 F en 1945. Le chemin de fer Matadi-Kinshasa a été reconstruit dans les années 1920. On a recruté des gens dans tout le Congo et on les a contraints à venir y travailler la corde au cou. Ce sont les soi-disant chefs coutumiers qui étaient chargés de désigner les gens à prendre pour ces besognes. Bien sûr ces travailleurs forcés tentaient de s'enfuir mais ils étaient exilés loin de leurs régions natales... Beaucoup moururent.

TOUDI - Mais le régime n'était-il pas aussi dur dans les autres colonies?

JULES MARCHAL - Certaines sociétés payaient 1 F par jour, dans les années 40 au Kivu. Le maximum était de 3 F à l'Union Minière du Haut Katanga. Mais à la même époque, au Kenya, les gens étaient payés un shilling par jour ce qui signifie sept fois plus. Bien sûr l'employeur était obligé de loger et de nourrir des travailleurs aussi peu payés, mais cela se faisait dans de misérables conditions. Et pourtant les maintenir en bonne santé était quand même un minimum. En fait de logement, les travailleurs recevaient un jour de congé pour construire leur hutte. C'est à partir du plan décennal 1950-1960 que les gens ont commencé à être mieux payés.

TOUDI - Les chemins de fer ont fait combien de morts?

JULES MARCHAL - Dans mon livre Travail forcé pour le rail, j'ai établi une nécrologie où apparaissent 3684 noms. Ces gens mouraient des conditions de travail qui leur étaient imposées. Il y avait tellement de morts partout où les gens étaient soumis au travail forcé que le gouverneur général a demandé que l'on en établisse des listes mensuelles. Le total des morts est le double de ceux figurant sur les listes..

TOUDI - Quel était le nombre de morts. Morel parle de 10 millions de morts durant l'époque de Léopold II (1985-1908) ou de l'État indépendant du Congo...

JULES MARCHAL - La dépopulation du Congo a causé de l'inquiétude jusqu'en 1950. Quand la Belgique a repris le Congo on a fait l'estimation d'une population de 7 millions et par après on a monté l'estimation jusqu'à 10 millions, ce qui était la population en 1960. Maintenant, on estime la population au Congo à 30 à 40 millions d'habitants. Je sais que l'on parle toujours de la misère du Congo après la décolonisation. Mais le Congo n'a jamais été aussi peuplé. On parle aussi actuellement d'une mise en coupe réglée du Congo par les sociétés étrangères mais le pillage était bien plus grave sous la domination belge.

TOUDI - Hochschild parle lui aussi de 10 millions de morts...

JULES MARCHAL - Tout ce qu'il dit est exact, il n'y aucune exagération. Ni dans les affirmations de Morel selon lesquelles la colonisation belge —dans son premier stade— a été la plus effroyable des colonisations après celle des Espagnols en Amérique indienne au 16e siècle. Quand Stanley a pénétré la première fois au Congo il a estimé la population — on ne peut jamais faire que des estimations à l'époque — à 40 millions d'habitants. Puis les estimations ont été revues à la baisse : à 17 millions. Au premier recensement de 1910, on a compté 7 millions d'habitants. La différence donne le chiffre de Morel de 10 millions de morts. J'estime que, durant les 30 ou 40 ans qui suivent la reprise du Congo par la Belgique, il y a eu encore d'innombrables milliers de morts à cause du travail forcé et des conditions générales de vie imposées par la colonisation. C'est à peine si la population a augmenté durant toute la colonisation alors que depuis 60 elle s'est multipliée par trois, passant de 10 à 30 millions d'habitants.

TOUDI - Vous avez été fonctionnaire colonial et donc vous avez vécu toutes ces réalités-là sur le terrain mais comment vous documentez-vous?

JULES MARCHAL - Depuis 25 ans, je vais constamment consulter les archives à l'ancien ministère des colonies. Aucun autre historien ne réalise ce travail.

TOUDI - Y avait-il une telle différence entre le Congo et les autres colonies?

JULES MARCHAL - Dans de nombreux coins d'Afrique poussaient autour des villages des palmeraies naturelles ou semi-naturelles. Dans les colonies britanniques les Anglais laissèrent les Noirs les exploiter. Au Congo, l'État s'en déclara propriétaire et les attribua e.a. à Unilever qui devint un grand exportateur d'huile de palme. Non seulement les Noirs étaient privés du fruit de cette culture mais encore étaient-ils recrutés pour y travailler dans des conditions très pénibles. Au Nigeria par exemple, le gouvernement britannique a laissé l'exploitation de ces palmeraies aux Noirs et le Nigeria a été longtemps le premier exportateur d'huile de palme. Cela fait toute une différence...

TOUDI - Si vous avez été fonctionnaire colonial, vous avez dû être le témoin direct du système léopoldien (ou des traces qui en demeuraient peut-être), puis de ce qui a suivi?

JULES MARCHAL - Quand je suis arrivé au Congo en 1948, il y avait déjà une amélioration. Le travail forcé avait cessé. On commençait à payer un peu mieux les gens et on traitait mieux la main d'oeuvre. Mais vous savez, même à mon époque, la contrainte existait encore. Je l'avoue, comme fonctionnaire, j'avais les pouvoirs d'un juge de tribunal de simple police. Et en tant que tel, je condamnais les Noirs, dont se plaignait la société cotonnière, à quelques jours de prison. Je les condamnais à la suite d'un dialogue de ce genre : - Pourquoi n'as-tu pas fait ton champ de coton? - Ma femme était malade. - Ce n'est pas ta femme qui doit le faire. Sept jours de prison. Et je le mettais en prison. C'était une prison ambulante. Chaque matin on sortait trois ou quatre prisonniers à qui on donnait la chicotte pour effrayer les autres Noirs astreints aux travaux dans les champs de coton. La chicotte, c'était un instrument de torture tellement c'était douloureux. De mon temps, on en donnait encore 8 puis 4 coups de chicotte par séance. À l'époque de Léopold II, on en donnait jusque 100, entraînant parfois la mort. Et le coton que les Noirs étaient obligés de récolter, c'était payé à vil prix par les Belges. On comprend que dans ces conditions le Congolais n'a pas pu s'épanouir. Nous l'avons pillé.

TOUDI - Vous avez participé à ce système?

JULES MARCHAL - J'étais fier de ce que je faisais. Je ne me rendais pas compte à quel système je participais. Lorsque j'ai été ambassadeur au Liberia, j'ai lu dans un journal ce qui est bien connu dans tous les pays de langue anglaise à savoir que la colonisation du Congo par Léopold II y a diminué de moitié la population, entraînant un nombre de morts estimé à 10 millions. J'ai aussitôt cherché à rassembler les preuves que ce n'était qu'un mensonge, et cela pour défendre la réputation de la Belgique dont j'étais responsable en tant qu'ambassadeur. Mais les preuves que c'était un mensonge, évidemment, je ne les ai jamais trouvées. Je me suis mis alors à chercher, chercher et j'ai écrit plusieurs milliers de pages sur le Congo en compulsant à l'infini les archives. Quand Hochschild a eu le projet d'écrire son livre sur le Congo de Léopold II, il a contacté l'un des grands historiens belges spécialistes de la colonisation, Van Sina qui enseigne à l'Université du Wisconsin. Van Sina n'a pas recommandé ses propres collègues à Hochschild, ni Stengers, ni Vellut (etc.), mais il a dit à Hoschild d'aller me trouver. L'histoire, la recherche scientifique sur le Congo... Ces gens devraient s'offusquer de ce que j'ai fait leur travail. Car tous ces historiens n'ont jamais exposé le système à l'exception de Jean-Philippe Peemans mais qui n'a écrit que sporadiquement. Savez-vous que l'Union Minière finance encore aujourd'hui une chaire africaine à Louvain-la-neuve?

TOUDI - Comment expliquer qu'un tel silence se soit maintenu durant la colonisation, du moins en Belgique?

JULES MARCHAL - Il y a tout de même quelqu'un qui s'en tire avec honneur, c'est Émile Vandervelde qui n'a cessé de dénoncer les atrocités avant et après la reprise du Congo et encore en 1931 par exemple. Mais les gouvernements belges, après Léopold II et les rois qui lui ont succédé se sont faits les complices de l'exploitation. La Belgique s'est vantée de sa mission civilisatrice, d'avoir libéré le Congo de l'esclavage alors qu'elle l'a plongé dans une forme de travail forcé qui est encore pire que l'esclavage.

TOUDI - Mais qui pouvait couvrir cela?

JULES MARCHAL - La hiérarchie des missions catholiques. Les sociétés l'aidaient à construire des églises et des écoles pour l'évangélisation. Les missions étaient subsidiées par l'État et ceux qui arrivaient piller le Congo et, derrière la façade missionnaire, l'exploitation a pu se poursuivre. Quand Vandervelde dénonçait, les évêques le démentaient. En revanche, les missionnaire protestants, ne jouissant pas de subsides, étaient libres de ce qu'ils pouvaient dire. Les missionnaires catholiques ont couvert les crimes de la colonisation. C'est grâce aux missionnaires protestants que Morel a pu dénoncer la politique néfaste de Léopold II et qu'une Commission internationale a pu la constater, forçant le roi à céder le Congo à la Belgique qui devait y mettre bon ordre, ce qu'elle n'a pas réellement fait... À noter que le missionnaire catholique individuel, travaillant avec beaucoup d'abnégation, n'est pas à blâmer. J'ai toujours été son ami au Congo.

TOUDI - Peut-on utiliser le mot d'holocauste?

JULES MARCHAL- Faites attention d'utiliser ce terme, car il fait penser à génocide. Ce mot fait partie du vocabulaire juif et il n'est pas approprié à la décimation des Congolais (même si Hochschild l'utilise). Léopold II n'avait pas du tout l'intention d'exterminer les Congolais, mais il voulait se faire beaucoup d'argent sur leur compte et financer sa colonie et c'est ainsi que des millions de gens sont morts, mais uniquement pour l'argent, pas en fonction d'une idéologie.

TOUDI - Les Congolais sont-ils conscients de tout cela?

JULES MARCHAL - Je crois, comme on le voit dans le discours de Lumumba du 30 juin 1960, qu'ils ont été conscients des humiliations infligées. Vous savez, le Congo belge c'était l'apartheid. Cet apartheid était aussi grave qu'en Afrique du Sud. Les Congolais ne pouvaient venir en Belgique, car ils y auraient vu des Blancs moins riches, des misérables, de pauvres diables etc. Et cela aurait cassé l'image de supériorité du Blanc qu'on voulait donner aux Congolais. Les Congolais ne sont pas conscients de l'exploitation effrénée dont ils ont été l'objet.

TOUDI - On se souvient que les coloniaux ont terriblement critiqué la venue de Noirs à l'exposition de 1958, visite considérée par eux comme la première erreur ayant mené à une certaine émancipation des esprits ou prise de conscience. Les Belges sont-ils plus conscients que les Congolais?

JULES MARCHAL - Les Belges n'en sont pas plus conscients. On sent même percer cela chez Colette Braeckman à l'occasion de ses reportages: elle se montre nostalgique des réalisations du Congo belge, tout en condamnant le régime de Léopold II. Les Belges ont le sentiment, à cause des mensonges de l'époque coloniale, qu'ils ont apporté au Congo tout un système sanitaire et scolaire entre autres. Mais ce système scolaire n'a été mis en place que pour l'enseignement primaire : on ne peut parler de réussite sociale dans le système que je vous ai narré.

TOUDI - Pourtant on souligne souvent que le Congo a été une réussite sociale ou matérielle mais un échec politique, notamment parce que l'on n'a pas formé d'élites.

JULES MARCHAL - Les " réussites matérielles " profitaient uniquement aux Blancs. Il y a avait un hôpital par territoire (correspondant à la moitié de la Belgique) au Congo, vous trouvez que c'est une réussite cela?

TOUDI - Pensez-vous que le personnage de Kurz dans Au coeur des ténèbres de Joseph Conrad serait un bon représentant de ce qu'a été la colonisation du Congo?

JULES MARCHAL - Kurz avait entouré sa maison de piquets auxquels étaient accrochées des têtes humaines décapitées. Il montre que l'environnement colonial peut créer un homme capable d'aller jusqu'au bout du crime et de l'horreur, c'est ce que veut faire sentir Joseph Conrad. Mais il n'est pas à considérer comme représentant de la généralité des Blancs.

TOUDI - Mais enfin cela, c'est les débuts de la colonisation?

JULES MARCHAL - Je voudrais bien insister ici. c'est vrai que le Congo léopoldien a été terrible, mais seulement la Terreur inaugurée par l'État indépendant du Congo a prolongé ses effets très loin sous le régime proprement belge. Vous comprenez, les Africains n'y touchant que des salaires de famine, n'avaient aucune envie d'aller travailler dans les plantations, les usines et les mines de cuivre, de diamants etc. La Terreur instaurée du temps de l'État indépendant du Congo a été soutenue jusqu'en 1950 par des méthodes qu'on appelait (par gradation): 1. les occupations militaires 2. les opérations militaires. On est même allée jusqu'à tirer sur des hommes désarmés avec des mitrailleuses comme chez les Pende au Kwilu en 1931. Ce dernier fait, le ministre des colonies Paul Tschoffen l'a reconnu à la Chambre le 21 juin 1932.

Il faut bien le voir : après la cession du Congo à la Belgique par Léopold II, le régime est resté pratiquement le même jusqu'en 1945, le nombre de morts diminuant quantitativement, mais l'exploitation étant demeurée la même sur le plan qualitatif d'un nouvel esclavagisme.

Le texte de cette conversation a été établi par Jules Marchal et la rédaction de la revue TOUDI.

Très bonne actualisation (ajout du 9/12/2009): Des millions de morts au Congo, l'avis d'un médecin en 1930