La deuxième vie de René Lévesque

Toudi annuel n°2, 1988

Pour lui, ce jour là, geste exceptionnel, Brian Mulroney, le très conservateur  premier ministre du gouvernement fédéral, avait fait mettre en berne l'unifolié, le célèbre drapeau portant feuille d'érable, dans tous les bâtiments officiels du pays. Pour lui, Robert Bourassa, à la fois son prédécesseur à la tête du gouvernement  et successeur à la tête du gouvernement québécois, avait organisé des funérailles nationales, déclarant à la presse que son adversaire de toujours avait été « l'un des plus grands patriotes et un combattant suprême pour le développement du Québec (...) que le pays venait de perdre une part importante de lui-même. » Pour lui, ce mercredi-là, ils étaient plus de dix mille Montréalais rassemblés, massés, serrés sur la rive nord de la rue Notre-Dame, à attendre que paraisse le cercueil. Et quand ils le virent quitter l'édifice Edgard Cornier, avec une douceur extrême,  ils brisèrent la douleur, applaudirent et chantèrent : « Mon cher René, c'est à ton tour de te laisser parler d'amour. » « D'autres, le regard noyé par la tristesse, agitaient respectueusement la main, en guise d'au revoir » à celui qu'en raison de ses coups de cœur et de ses coups de gueule, ils avaient par affectueuse irrévérence, surnommé Tit-Poil.  Des bravos et des mercis sincères émergeaient de cette foule qui avait maintenu jusque là un silence presque total. » 1Ce jour-là, 4 novembre 1987, le Québec enterrait à la fois sa conscience et son père, le Québec disait adieu à René Lévesque. Aux yeux de tous, ce n'était pas l'homme politique ou le formidable tribun que l'on pleurait, mais bien davantage un proche, un parent, quelque chose comme l'image enfouie de soi-même.

Car pour tous, René Lévesque, c'était d'abord l'incarnation du pays, de ses rêves et de ses espoirs, de ses grandeurs comme de ses défaites. Rarement homme public aura à ce point épousé la marche tortueuse de l'histoire, rarement destinée singulière se sera à ce point confondue au destin de tout un peuple, en trois décennies conduit de l'obscurantisme duplessiste aux confins du vingt-et-unième siècle. Celui qui en 1936 déjà, à l'âge de quatorze ans, écrivait dans L'Envol, journal du séminaire de Gaspé d'où il était originaire : »Réclamons aux étrangers, au lieu des postes méprisables que nous possédons, les positions qui nous sont dues. Du jour où cela sera accompli, nous pourrons nous dire maîtres chez nous. » 2 aura symbolisé presque à lui seul la naissance et l'émancipation d'une nation. Redresseur de torts impénitent (parfois), franc-tireur (toujours), ce marginal de la politique, davantage  adepte du parler vrai que des circonvolutions protocolaires, possédait la stature rare d'un véritable homme d'Etat, et restera dans la mémoire collective comme le principal artisan de la dignité des Québécois.

Cette geste convulsive, cette longue marche collective du Québec vers un Etat moderne, ces trente année de changement, de toutes les mutations, sans doute furent-ils nombreux à les revivre confusément, ce mercredi-là, comme des images-souvenirs bringuebalées d'un recoin à l'autre de la méoire, tandis que dans les rues de Montréal défilait le convoi mortuaire.

Et d'abord le souvenir d'un jeune journaliste intrépide, vindicatif et frondeur, inquisiteur et passionné, qui, au tournant des années cinquante, allait rapidement passer maître da,s l'art de l'analyse et de l'investigation. A vingt-deux ans correspondant de guerre pour le United States Office of War Information, René Lévesque revêtu de l'uniforme de l'armée américaine, avait déjà décrit l'ouverture de Dachau, puis, en 1952, décrit les horreurs de la guerre de Corée, lorsqu'il fut nommé chef du service reportage sur Radio Canada. En quelques années, il sut insuffler vie et sens deu direct à la sclérose des ondes et surtout lézarder, pièce après pièce, l'édifice archaïque du régime de Maurice Duplessis.C'était au temps où des émissions comme Les idées en marche, Carrefour et surtout Point de mire (1956) qu'il animait, véritables bastions de l'opposition moderniste aux idées conservatrices,  allaient tôt faire de « permettre à une nouvelle génération de leaders, dont l'influence n'avait guère dépassé jusqu'alors les milieux cultivés de la métropole, de se faire entendre à la grandeur du Québec. » 3. Promu au rang de vedette de la radio comme du petit écran, par son esprit jovial et critique, René Lévesque servit d'appel de l'air aux forces du changement. Journaliste, René Lévesque donnait ainsi sa voix aux rêves de libération de ses contemporains.

Souvenirs ensuite de la Révolution tranquille 4, orchestrée par le gouvernement libéral de Jea, Lesage, cette « équipe du tonnerre » qui de 1960 à 1966 allait concrétiser un peu des espoirs les plus fous : « L'idée clé est alors celle de "rattrapage". Il s'agit d'accélérer un processus de mise à jour et de modernisation qui s'est amorcé après la guerre mais qui, au Québec, a été considérablement ralenti par le conservatisme du gouvernement Duplessis. » 5 la nouvelle politique est d'ordre essentiellement social-démocrate, et marque le retour triomphant de l'Etat-Providence. Ses maîtres-mots sont démocratisation, décléricalisation des institutions et prise en charge de celles-ci par l'Etat (en particulier dans les domaines de la santé, de l'éducation et des affaires sociales), accroissement du rôle économique de l'Etat et adhésion aux principes du keynésianisme, par ailleurs en vigueur au niveau fédéral, accession  des francophones à tous les postes de responsabilité, réforme de l'enseignement - en 1960, à peine 44,5 % de la population active jouit d'un niveau d'instruction supérieur à l'enseignement primaire - . En 1963, un événement considérable frappait les esprits comme un tremblement de terre et marquait définitivement les nouvelles inflexions :la nationalisation des compagnies d'électricité dorénavant intégrées dans une société d'Etat,  Hydro-Québec. Le coup de force était l'œuvre d'un « petit ministre anticonformiste, en mouvement perpétuel, aux idées généreuses et aux priojets débordants. » 6 Ministre de l'hydro-électricité et des affaires énergétiques, René Lévesque donnait ainsi un symbole à ses contemporains.

Donner un corps au Québec

Souvenir encore, en 1968, de la fondation d'un parti rassembleur, où fourmillaient intellectuels et culturels, esprits libres et progressistes de tous poils, un parti réunificateur, fédérateur des tendances les plus diverses de la mouvance indépendantiste, des nationalistes modérés aux intégristes ataviques, des souverainistes impatients aux chantres de l'étapisme : le Parti québécois. Ce parti s'était doté d'un concept ambigu ,  la souveraineté -association, mais d'une ambition résolue, la conquête du pouvoir pour l'autonomie prochaine du Québec. Mais surtout il s'était choisi un chef, un petit homme énergique grillant cigarette sur cigarette, qui prenait un main plaisir à toujours être là où on ne l'attendait pas. Président du parti québécois, René Lévesque donnait un corps (de doctrine comme de chair et de sang) à ses contemporains.

Souvenirs toujours, en 1976, d'une soirée aux élections, de gorges nouées à l'annonce des résultats, à l'écoute d'une voix chevrotante proclamant n'avoir jamais été aussi fier d'être né Québécois. Du haut de sa tribune, fort des 41, 4 % des voix et des 71 sièges de députés (majorité absolue) emportés par son parti, René Lévesque inaugurait les années de crête et de plénitude, les années péquistes, les années de « son » gouvernement. Pour nombre de militants de la première heure l'orée avait les senteurs exquises des rives d'une terre promise qu'on osait enfin aborder.

Et de fait, pendant toute la durée de son premier mandat, René Lévesque réussit à parachever les réformes de la Révolution tranquille. Modernisation du code du travail, concertation et paix sociales, réformes démocratiques, et surtout affermissement provisoirement définitif du français comme seule langue nationale forment un ordre du jour permanent. Entre autres acquis, une moralisation sans précédent des pratiques électorales obligeait chaque pari à la transparence de ses modes de financement, tandis qu'une loi relative à l'accès aux documents des archives publiques et à la protection de la vie privée achevait la transformation du Québec en Etat résolument novateur et moderne. Mais bien sûr, pour tous les Québécois, le grand œuvre du gouvernement Lévesque reste la Charte de la langue française, l'adoption de la fameuse Loi 101, acte authentique de défense et d'illustration de la langue française au Québec, qui proclamait entre autres l'affichage public unilingue. En quelques mois, le paysage montréalais s'eh était trouvé complètement bouleversé. C'était un temps où les Québécois abandonnaient le hot dog pour les voluptés du « chien chaud ». C'était un temps où, Premier ministre du Québec, René Lévesque, qui par ailleurs collectionnait déjà les infarctus comme d'autres les cartes postales, donnait de la réalité aux rêves de ses contemporains.

Souvenirs enfin des années 80, images d'une débâcle morose : des années de rêve aux années de plomb. Le 20 mais 1980 en effet, un NON retentissant remettait à plus tard le beau risque de l'indépendance. Par 59, 6% d'avis contraires, René Lévesque perdait le pari d'une souveraineté-association pourtant plus que progressive, et le peuple québécois, bientôt perclus du réalisme de la crise, ce goût des utopies, qui l'avait naguère façonné en nation. Suivit alors le cortège des lents pourrissements. Frappé de plein fouet par une récession mondiale qu'il n'avait pas su prévoir, contraint à d'impopulaires mesures d'austérité - marquée par une réduction des salaires dans la fonction publique qui lui aliéna fonctionnaires et syndicats - le gouvernement Lévesque perdit la confiance des siens et fut pris d'un irrésistible mouvement de décomposition. La suite n'est que trop connue : dissensions internes, révolutions de palais, mutineries larvées puis de plus en plus proclamées, remises à plus tard des velléités indépendantistes, démission en chaîne des ténors du parti, abandon par René Lévesque lui-même de tout mandat public puis de toute activité politique, et enfin déroute électorale avec en bout de course le retour aux affaires de l'affairiste Robert Bourassa.Le sentiment qui prévalait alors était bien celui d'une Histoire qui se conclut, d'une boucle qui se boucle, d'une fresque épique qu'on achève dans la précipitation gênée, faute d'avoir vraiment voulu en assumer jusqu'au bout les conclusions logiques. Depuis 1985, le pays vivait en état de torpeur, d'amnésie nonchalante et de morne somnolence, entre résignation tranquille et normalisation 7.  Par sa démission spectaculaire de l'automne 1985, René Lévesque, redevenu simple citoyen, donnait une béance à ses contemporains.

Sans doute, ce mercredi 4 novembre 1987, groupés devant leurs téléviseurs ou sur les trottoirs de la rue Notre-Dame, revivaient-ils en silence ces événements, revoyaient-ils ces images, étapes successives de leur maturité, ces Québécois qu'unissait l'émotion d'un ultime hommage à celui qui les avait tant incarnés. Et l'on disait déjà qu'avec ce jour une page d'histoire venait définitivement de se tourner. Qu'elles étaient bien frappées de caducité les dernières illusions.

Une catharsis enfin

Montréal, février 1988. A peine quatre mois après ces amères prévisions, l'analyste politique se voit contraint de réviser son point de vue. Car, loin de s'estomper, le souvenir de René Lévesque se fait chaque jour plus présent et transforme un hiver maussade en poussée printanière pour un Parti québécois miraculeusement ressoudé, presque réunifié. Jouant d'un ultime va-tout, René Lévesque en effet est reparu là où raisonnablement personne ne pouvait l'attendre : dans l'inconscient collectif d'une nation, tétanisée par sa disparition. Une disparition vécue  comme un véritable séisme, traumatisme qui aujourd'hui prend des valeurs de soudaine catharsis. Quatre mois après sa mort, le Québec  connaît un nouvel effet Lévesque. C'est d'abord l'avènement politique des moins de 25 ans, génération qu'ont réveillée aux ferveurs identitaires les images télévisées de la fresque péquiste, largement diffusées depuis celui qui en fut le héraut. C'est ensuite de conscience par beaucoup qu'au-delà de la mort d'un homme, ils venaient de perdre un peu de la définition collective d'eux-mêmes, d'un projet, d'une visée pour l'Etat. C'est enfin la recomposition du Pari Québécois, figure visible de ce nouveau frémissement.

Dès la mi-novembre en effet, Pierre-Marc Johnson annonçait son départ de la direction du Partyi Québécois, tandis que se proposait à la chefferie la forte personnalité de Jacques Parizeau, l'autre figure tutélaire du mouvement.  Surnommé « Monsieur » en raison de ses origines grandes bourgeoises, artisan de la première heure de la Révolution tranquille, stratège redoutable et ministre de tous les gouvernements Lévesque,  aux compétences unanimement reconnues, ce tempérament soupe-au-lait a toujours symbolisé la ligne dure de l'indépendantisme. Sa reprise en maindes rênes du parti, accompagnée du retour au bercail remarqué d'un grand nombre de figures historiques du péquisme, naguère démissionnaires (ainsi, Gérald Godin ou Pierre Bourguault, pur d'entre les purs), peut incontestablement être interprété comme un changement d'orientation décisif sur la voie de l'autodétermination. Homme de gauche, de cela Jacques Parizeau ne se cache pas, qui déclarait récemment qu'à partir du moment où il reviendrait au pouvoir, le Pari Québécois aurait pour mandat de préparer l'accession à la souveraineté 8. Une volonté qui ne serait en aucun cas négociable. Une déclaration qui survenait au moment où s'enveniment à nouveau les rapports entre Montréal et Ottawa, accusé par le Québec d'outrageusement avantager l'Ontario.

Imperceptiblement, de semaine en semaine, un rééquilibrage politique est en train de s'opérer au Québec, mouvement de fond que traduisent incontestablement les sondages. Ainsi, selon le dernier coup de sonde de la CROP, 9, avec Jacques Parizeau comme chef, le PQ obtiendrait 39% des intentions de vote, contre 51% au Parti Libéral (PLQ) de Monsieur Bourassa. Soit un gain de 16 points depuis le sondage identique, effectué en octobre dernier, peu de temps avant le décès de l'ancien premier ministre.

Alors, résurgence éphémère ou bases pour un nouveau départ ? Nul aujourd'hui n'est en mesure de le dire, mais le fait est qu'on a sans doute enterré un peu vite le vieux chef. Car, en définitive, par sa brutale disparition, René Lévesque aura donné une légende à ses contemporains, la force d'un mythe sur lequel se fonde durablement l'existence d'une nation.

 

 

 

 


  1. 1. Le Devoir, 5/11/1987.
  2. 2. Cité par Gilles Lesage dans René Lévesque : un demi-siècle d'information, article paru dans Le 30, magazine du journalisme québécois.
  3. 3. Linteau, Durocher, Robert, Picard, Histoire du Québec contemporain, tome II, éditions Boréal, Montréal, 1986, p. 367.
  4. 4. Au sens strict, la Révolution tranquille désigne les années du gouvernement libéral de Jean Lesage (1960-1966), dominées par de profondes réformes démocratiques et l'intervention croissante de l'Etat-Providence.  Dans une acception élargie, le terme désigne les décennies 60 et 70 et la longue marche du Québec vers son affirmation, ponctuée par les années triomphantes du premier mandat du gouvernement Lévesque et stoppée net par l'échec du référendum de 1980.
  5. 5. Linteau, Durocher, Robert, Picard, Histoire du Québec contemporain, p. 394.
  6. 6. Gilles Lesage, dans Le Devoir du 4/11/1987
  7. 7. Sur cette période de l'histoire récente du Québec, voir notre article dans TOUDI, n° 1, pp. 158-165.
  8. 8. Déclaration reprise par La Presse du 18/1/1988.
  9. 9. Centre de recherches sur l'Opinion Publique.