Choisir l'avenir (1996)

[Ce texte fut évoqué en deux articles se contredisant dans le journal République Un Manifeste francophone (José Fontaine:n° 39), estimant que le texte nie la Wallonie et "Choisir l'avenir" et postrégionalisme wallon (Vincent Vagman: n° 40), parlant de "postrégionalisme" wallon.]

 

CHRISTIAN FRANCK

ANDRÉ-PAUL FROGNIER

BERNARD REMICHE

VINCENT VAGMAN

 


 

La peur est de tous les sentiments celui qui trouble le plus profondément l'esprit. Elle donne comme certaines les perspectives malheureuses les plus aléatoires ; et, en se basant sur cette certitude, elle accepte les solutions certainement malheureuses, du moment qu'elles paraissent pouvoir écarter le danger problématique que la peur agite devant l'esprit.?D'ailleurs, rien ne débilite plus que la peur. Celui qui a peur n'est plus capable de réflexion et n'a plus ni énergie, ni vigueur.

Jacques Leclercq

 

 

1999 sera vraisemblablement une année très importante pour la Belgique fédérale. A priori, ni la tenue d'élections fédérales, régionales et européennes, ni la révision de la loi de financement des Communautés et Régions, prévues pour cette année, ne sont en soi des enjeux qui impliquent une possible désintégration de l'État fédéral. Il se trouve pourtant que la légalité constitutionnelle de 1993 connaît une légitimité décroissante chez les élites flamandes. Par des revendications multiples, telle la défédéralisation de la Sécurité sociale et, plus généralement, l'aspiration à un confédéralisme résiduel, c'est une légitimité nationaliste flamande qui prend de plus en plus congé du fédéralisme belge. 1999 pourrait marquer le début de la crise de la légitimité fédérale, comme 1963 (avec la fixation de la frontière linguistique) ou 1968 (avec le Walen buiten) ont témoigné du commencement de la fin de l'État unitaire.

 Sans doute appartient-il aux partis politiques francophones de réagir face à cette situation. Mais il est aussi de la responsabilité de professeurs et de chercheurs universitaires, d'intellectuels et de personnalités de la société civile, d'éclairer le sens des événements et de proposer des solutions qui garantissent l'intérêt général des Wallons et des Bruxellois francophones. Si cette démarche est encore rare, elle exprime pourtant un besoin de plus en plus grand de la société civile de ne plus se contenter de déléguer aveuglément son destin à ceux qui les dirigent.

 Dans le cadre des sciences humaines et particulièrement de la science politique qui les ont aidés à analyser la situation, les auteurs de cette initiative ont cherché à comprendre ce qui se passe dans le nord du pays, à prévoir les évolutions et à étayer leurs choix, inévitablement normatifs, d'une manière qu'ils espèrent la plus objective possible. Dans cet esprit, ils veulent mettre ensemble les Wallons et les Bruxellois francophones en position d'attente stratégique face aux scénarios du futur.

Dans le débat politique qui pose clairement la question de l'avenir de la Belgique, que ce soit dans le sens de son maintien dans le cadre fédéral actuel, de sa transformation en une confédération ou, encore, de sa suppression, les auteurs privilégient le maintien d'un fédéralisme éventuellement renégocié, offrant des conditions de coexistence entre Flamands et Francophones qui soient équilibrées et sans équivoque. Si c'est impossible, ces mêmes auteurs mettent en garde contre un confédéralisme qui ne serait que transitoire et, à terme, désastreux pour la coopération et l'avenir des Wallons et des Bruxellois francophones. Ils explorent, enfin, les conditions d'une séparation où il s'agirait d'assurer au mieux l'existence et la place des Francophones dans l'Europe de demain.

Par ailleurs, face aux visées d'un mouvement flamand de plus en plus offensif, cet essai privilégie l'association - respectueuse des autonomies régionales acquises - entre la Wallonie et Bruxelles. Si la Flandre entreprenait de se soustraire de la Belgique fédérale, la Wallonie et Bruxelles - cette dernière n'ayant pas vocation à l'apesanteur politique - devront forger leur communauté de destin et lui donner la forme institutionnelle que requerra la tournure des événements.

La crainte de l'avenir, ou même plus simplement de choisir, conduit souvent à préférer certaines utopies au principe de réalité. À ce titre, l'Europe occupe une place de choix : elle résoudrait par un coup de baguette magique le problème de Bruxelles, en lui donnant un statut de ville européenne ; de manière générale, elle réglerait la question belge grâce à la fin de l'Europe des États au profit d'une Europe des Régions qui aboutirait immanquablement à la séparation douce qu'exigeraient les faits. Même si,  au plan des idées, ces perspectives paraissent parfaitement valables, le but de cette démarche est de regarder la réalité sans fard et de penser le futur proche sans l'invocation d'un quelconque deus ex machina qui viendrait trop opportunément nous éviter la difficile responsabilité de choisir l'avenir. Telle est la vocation de cette initiative qui veut mobiliser les esprits sans peur ni nostalgie.

La crise de la légitimité fédérale

1999 sera une année charnière pour l'Union européenne. Au 1er janvier, l'Union monétaire entrera en vigueur : une parité fixe et irrévocable liera les devises du premier groupe de la monnaie unique ; en 2002, les billets nationaux seront remplacés par les billets euro de couleur bleue. En 1999, l'Union européenne décidera aussi de son financement pour la décennie future ;  elle connaîtra enfin les cinquièmes élections directes du Parlement européen. Au tournant du siècle, l'intégration européenne aura fixé son ancrage dans un marché et une monnaie uniques, des institutions fédératives et un droit européen ; son approfondissement lui permettra d'entreprendre son élargissement à Chypre et à Malte, mais surtout à l'Europe centrale et orientale.

1999 sera une année cruciale pour la Belgique fédérale. Son agenda comporte l'entrée dans le régime définitif de la loi de financement de janvier 1989, les élections fédérales et régionales et une éventuelle déclaration de révision de la Constitution. Les trois éléments sont susceptibles de se contracter en une crise politique majeure dont l'issue possible est la séparation du pays.

L'année où l'Union européenne consolide son intégration pourrait être celle où s'annonce la désintégration de l'État belge. D'où vient qu'un tel enjeu s'inscrive sur l'agenda quand, ni le régime définitif de la loi de financement des Régions et Communautés, ni les élections législatives ne comportent en soi les ressorts d'une telle crise ?

La façade Potemkine du confédéralisme à la flamande

Dès son adoption, la Constitution fédérale de 1993 a pris une signification différente dans le nord et dans le sud du pays. Achèvement d'une restructuration de l'État unitaire en une Belgique binationale comprenant trois Régions, pour les responsables politiques wallons et bruxellois ; du côté flamand, étape vers autre chose. Vers quoi ? Si imprécise soit-elle quant à sa forme institutionnelle, l'orientation est non équivoque : le mouvement flamand vise de plus en plus à sortit de la Belgique fédérale.

 Même si elles n'ont pas toutes le même poids, ni leurs auteurs la même autorité, les exigences flamandes d'après 1993 vont dans le même sens : un évidement des compétences de l'État fédéral, relayé par l'hypothétique cogestion confédérale d'un résidu de matières d'intérêt commun. Défédéralisation partielle ou totale de la Sécurité sociale, du commerce extérieur et de la coopération au développement, de la politique scientifique, des transports ferroviaires et des télécommunications ; suppression, au nom de l'intégration à la Flandre, de la protection linguistique des majorités francophones dans les communes à statut spécial ; scission, pour les matières fédérées, du vote pondéré de la Belgique au Conseil de l'Union européenne, la Flandre exprimant trois des cinq voix belges : ce catalogue des revendications que le Parlement flamand va consolider en vue de 1999 témoigne d'un activisme unidimensionnel. Il vise l'affirmation d'une communauté politique flamande homogène et l'érosion de tout niveau de pouvoir supérieur, c'est-à-dire de l'État fédéral.

Sans doute des appels sont-ils lancés à la Wallonie, mais non à Bruxelles, pour cogérer confédéralement un résidu de compétences communes. Dans sa note de la mi-juillet 1996 sur un futur Statenbond (Union confédérale  d'États), le président du Parlement flamand, N. De Batselier, citait intuitivement la justice, la politique étrangère et la défense comme des matières qui, par nécessité fonctionnelle, justifient encore l'existence d'une structure commune de forme confédérale.

L'étude des processus d'intégration (l'Europe communautaire) ou de désintégration (la guerre de sécession américaine, la scission de la Tchécoslovaquie) a montré que ce critère de nécessité fonctionnelle ne suffit pas pour unir des peuples s'il n'est pas soutenu par une volonté et des aspirations politiques partagées. Si l'on envisage de scinder la Sécurité sociale et de régionaliser les transports, comment la justice resterait-elle une nécessité d'intérêt commun quand on connaît les divergences Nord-Sud sur l'amnistie et sur la dépénalisation des drogues douces ? Comment la politique africaine et certains aspects mêmes de la politique européenne qui touchent à la culture, à l'emploi des langues dans les institutions de l'Union et aux aides régionales feraient-ils l'objet d'une harmonie confédérale toute spontanée, alors que le consensus fédéral y est déjà laborieux ?

Telle qu'elle est évoquée en Flandre, l'idée confédérale fait penser à une façade Potemkine, paravent décoratif qui devait cacher à la tsarine le vide des steppes. Il n'a d'autre intérêt que d'offrir une nouvelle phase transitoire vers la sécession et de permettre à la Flandre de sortir de la Belgique sans perdre Bruxelles, à défaut de pouvoir l'annexer.

Une légitimité fédérale dépassée ?

Comment interpréter cet activisme confédéralisant qui va crescendo en Flandre ? Il est notoire pour la science politique que les institutions cherchent à accroître ou à conserver leurs pouvoirs autant qu'à les exercer. Ainsi voit-on, dans la sphère institutionnelle européenne, le Parlement militer pour partager le pouvoir législatif avec le Conseil tandis que le Comité des régions ambitionne des pouvoirs analogues à ceux du Parlement en matière de politique régionale. Est-ce le ressort des revendications flamandes pour l'appropriation, moyennant l'évidement de l'État fédéral, d'un maximum de compétences ?

L'explication serait plausible si les institutions wallonnes, bruxelloises et celles de la Communauté française adoptaient un comportement analogue et ambitionnaient une appropriation similaire. Les pouvoirs fédérés dans le Nord comme dans le Sud seraient alors des alliés objectifs, faisant cause commune pour obtenir une redistribution des compétences au détriment de l'État fédéral. Pourtant, ce type d'alliance qui, dans les années septante, avait fait de Wilfried Martens et de Hugo Schiltz d'une part, d'André Cools et de Lucien Outers de l'autre, les artisans du fédéralisme, ne se dessine nullement. Du côté wallon et francophone, on n'entre pas dans le jeu proposé par Luc Van den Brande. Les Régions wallonne et bruxelloise et la Communauté française s'emploient à exercer leurs compétences plus qu'elles ne  prétendent les accroître. Elles sont partenaires actifs du fédéralisme coopératif qui prévoit des procédures de concertation et des accords entre entités fédérées elles-mêmes comme entre ces dernières et l'État fédéral. Mais elles ne s'inscrivent pas à la course au confédéralisme.

Contrairement à ce que répètent volontiers les éditorialistes de la presse flamande, cette différence de comportement ne reflète pas tant le clivage entre un conservatisme wallon accroché à ses rentes de situation et un progressisme flamand tendu vers l'émancipation du surmoi fédéral, qu'elle ne met à jour deux conceptions de la légitimité.

Jadis identifiés, non sans simplification abusive, à l'État unitaire, Wallons et Bruxellois - ceci vaut aussi pour les Bruxellois flamands - ont accepté et intériorisé le principe d'une Belgique binationale qu'exprime l'État fédéral. Même si celui-ci génère chez eux des frustrations, ils en approuvent la légitimité.

C'est, au contraire, une crise de cette légitimité fédérale qui est sous-jacente aux revendications confédéralisantes flamandes. Derrière les corrections des transferts financiers Nord-Sud par une défédéralisation de la Sécurité sociale, ou l'autonomie fiscale, ou encore la consolidation des blocs de  compétences homogènes se joue un conflit entre légitimité nationaliste flamande et légitimité fédérale binationale.

Cette évolution qui met en question le fédéralisme est surtout le fait d'une partie importante de la classe politique et ne correspond pas nécessairement aux sentiments de la population flamande, même si elle y recueille suffisamment de soutien lors des élections. Certes, la population flamande est certainement moins belge que l'opinion francophone (le résultat moyen de 7 enquêtes réalisées à l'U.L.B., à l'U.C.L. et à la K.U.L entre 1975 et 1992 montre un attachement privilégié à la Belgique chez 36 % des Flamands alors qu'il s'élève à 55 % des Wallons et 61 % des Bruxellois), mais son attachement à la Belgique a connu un certain regain depuis le milieu des années 80 et dépasse légèrement l'attachement aux institutions flamandes. En 1995, l'écart s'est agrandi. Selon une étude réalisée en Flandre, 36 % des Flamands se considèrent d'abord comme Belges contre 22 % se voyant en premier lieu Flamands. Certes, cette attitude peut être interprétée comme l'effet psychique de l'image d'une Belgique où les Flamands ont une place de plus en plus importante, mais elle ne signifie certainement pas une perte de légitimité de l'État fédéral. Malheureusement, dans un pays comme la Belgique, le poids des partis comme les contraintes du système électoral exercent un effet de prisme déformant dans la traduction des aspirations de la population en politiques de partis.

Ces observations font apparaître une dissociation partielle entre le monde politique et les citoyens. En effet, la majeure partie des élites politiques flamandes a évolué dans le sens contraire à celui de la population. Que les élites politiques suivent les aspirations de la population est plutôt rare en politique, les représentants du peuple estimant avoir plus une fonction de  guides que de mandataires. C'est cette conception qui a amené la partition de la Tchécoslovaquie, alors que des sondages indiquaient qu'elle n'était pas souhaitée par une majorité de la population. Il est vrai que la classe politique flamande la plus vlaamsvoelend a derrière elle une partie de la population qui comporte une génération particulièrement radicale : celle qui est aujourd'hui d'âge mûr (36-55 ans), à l'exclusion des jeunes et des plus âgés, et de niveau professionnel et social élevé (B. Maddens et alii, O Dierbaar België ? Het Natiebewustzijn van Vlamingen en Walen, I.S.P.O./S.O.I., 1994). Cette génération a été socialisée dans les années chaudes de la période 60-70, et notamment lors du Leuven Vlaams. Son appui est donc d'un très grand poids, même si elle ne représente qu'une partie de la société flamande. Elle est encore active pour un certain temps, suffisant peut-être pour réaliser ses objectifs autonomistes.

Les deux sens du nationalisme flamand

Beaucoup de revendications flamandes sont d'autant plus difficiles à comprendre rationnellement qu'elles comportent tous les ingrédients du nationalisme. Si le terme peut choquer, il n'y a pas de raison de ne pas l'utiliser s'il applique le sens que lui donnent les sciences sociales. Cela ne signifie évidemment pas que tous les Flamands, ni même la majorité d'entre eux, sont nationalistes. Cela signifie qu'on retrouve en Flandre, de manière significative, un système de valeurs et un imaginaire qui se rapportent au nationalisme et que ce dernier est porté avec une redoutable efficacité par un mouvement socio-politique, même s'il ne monopolise pas tout le dynamisme de la Flandre.

Le nationalisme, écrit Ernest Gellner, professeur de sociologie à Cambridge, est une théorie politique qui exige que les limites ethniques coïncident avec les limites politiques... Le sentiment nationaliste est le sentiment de colère que suscite la violation de ce principe ou le sentiment de satisfaction que procure sa réalisation. Le mouvement nationaliste est un mouvement animé par un tel sentiment (Nations et nationalisme, Payot 1989).

Il n'est pas étonnant, au regard de la science politique, de voir le nationalisme flamand continuer à se développer dans un pays comme la Belgique, qui est sans doute le pays européen dont la structure était la plus travaillée par la question des nationalités et où 1968 a signifié aussi le Walen Buiten. Le confédéralisme-Potemkine, qui concentre aujourd'hui ces aspirations, apparaît comme une étape nécessaire menant au désir d'État que contient tout nationalisme et qui se caractérise par une identification de l'État aux entités ethniques.

L'Europe est traversée de vieilles querelles nationales. On avait pu croire, dans la foulée des espoirs internationalistes soixante-huitards, que la société avait définitivement supplanté la nation. On pouvait aussi escompter que les  progrès de l'intégration de l'Europe allaient remplacer les vieux  nationalismes par une nouvelle citoyenneté européenne. Force est de reconnaître que l'histoire a déjoué, du moins pour le moment, ces prévisions. Le mur de Berlin s'effondre en 1989 ; nations et identités, nationalismes et frontières resurgissent en même temps. L'État n'est plus seulement mis en rapport avec la société ; il est reconnecté avec la nation. Les ensembles multinationaux de l'ancienne Europe socialiste se défont : l'U.R.S.S. et la Yougoslavie éclatent en nations. La Slovaquie fait sécession d'avec la République tchèque. En Europe occidentale, ni le problème basque ni celui de l'Ulster ne sont en voie de solution. Et de nouveaux nationalismes se sont fait jour, comme celui du Nord de l'Italie qu'on peut ranger dans une catégorie de nationalisme de nantis, qui prétendent, au  nom d'une identité retrouvée ou inventée, bénéficier seuls de leurs ressources sans devoir les partager.

Le nationalisme en Flandre a traversé plus de cent-cinquante ans d'histoire. Il a, durant cette période, connu beaucoup de mutations. La principale lui a fait, d'une certaine manière, changer de sens : il est passé récemment d'un état de nationalisme défensif basé sur une aliénation réelle des Flamands dans l'État belge du siècle dernier à un nationalisme offensif appartenant à cette catégorie du nationalisme de nantis qui vient d'être citée. La volonté de supprimer les transferts sociaux qui favorisent aujourd'hui la Wallonie au nom de la solidarité fédérale en est l'indicateur le plus évident. Alors que le développement du nationalisme en réaction à une situation de dépendance pouvait attirer des sympathies, il les perd quand il devient lui-même accapareur.

Le nationalisme n'exprime pas seulement des revendications, il traduit aussi un imaginaire. Fait d'images de soi et des autres, reflétant le désir identitaire et créant ses symboles, cet imaginaire invente - pour paraphraser C. Castoriadis dans L'institution imaginaire de la société - la nation. Il s'approprie les faits historiques, les enrôle dans sa vision ; il crée les significations positives et propage les connotations négatives.

À travers la symbolique qu'il génère, c'est un imaginaire nationaliste qu'il diffuse, un livre d'images de la conscience de soi qui s'imprime dans les esprits. Vlaanderen 2002 invoque la bravoure des vainqueurs du 11 juillet 1302 - mais censure le rappel de l'épuration linguistique des matines brugeoises - pour entraîner la Flandre vers son avenir. Les poteaux de signalisation jaunes et noirs veulent marquer une territorialité différente. La Vlaamse Kust remplace la côte belge. Les grands artistes cosmopolites des XVIe et XVIIe siècles - peintres, musiciens d'origine flamande voire wallonne tels de Lassus et de la Pasture - font l'objet d'une exaltation ethno-culturelle. Le rendement de cette production symbolique n'est pas toujours optimal : la remise d'un éperon d'or le 11 juillet 1996 au coureur flandrien le mieux classé au Tour de France - le septante-huitième au classement général, à plus d'une heure du maillot jaune - ne pouvait heureusement plus passer pour une histoire belge !

 Quoi qu'il en soit, production symbolique et imaginaire socio-politique façonnent ensemble un nouveau paysage mental, offrent de nouvelles significations, bref construisent des perceptions socio-politiques qui sont largement imperméables à l'argumentation rationnelle contradictoire. L'imaginaire n'est jamais à court d'arguments : si les transferts financiers indus Nord-Sud sont insuffisamment prouvés, c'est au nom de la formation d'un  bloc de compétences homogènes que sera revendiquée la communautarisation des soins de santé.

Ce processus n'est ni soudain ni improvisé. Déjà en 1968, dans Le divorce belge, Lucien Outers citait une note interne et confidentielle du P.S.C., datant de juillet 1966 : Le mouvement national flamand ne peut se survivre qu'en formulant des revendications toujours nouvelles. Les choses légitimes lui ayant été consenties, il lui faut en imaginer d'autres, davantage marquées par la contrainte et le sectarisme... En fait, le Mouvement flamand est total en ce sens qu'aucun secteur de la vie intellectuelle, économique et sociale n'échappe à ses objectifs. Il trouve en effet son origine dans la conviction que la patrie, c'est la Flandre. Les revendications actuelles de défédéralisation de la Sécurité sociale - autrement dit la scission du Welfare State - et d'autonomie fiscale se situent effectivement dans la trajectoire d'une longue marche qui, à travers les étapes de la fixation de la frontière linguistique, de l'autonomie culturelle, de la scission de l'Éducation nationale, de la régionalisation des grands secteurs publics nationaux, vise à l'émergence d'une communauté politique flamande qui ne se réfère plus à la Belgique qu'à titre accessoire et résiduaire.

Du mouvement flamand à l'État flamand d'aujourd'hui : les vrais dépositaires de la légitimité flamande

Le fer de lance du nationalisme flamand a été et est encore le mouvement flamand. En sociologie, un mouvement ne veut pas dire tout le monde ni une minorité active ; il désigne un ensemble diffus de personnes, de groupes, de valeurs et d'actions, orienté vers un sens commun. Même s'il ne comprend pas la majorité des membres d'une société, il joue un rôle décisif pour on tracer les orientations historiques.

Le mouvement flamand s'est développé on suivant avec une fidélité parfaite les trois étapes de l'éclosion de tout mouvement nationaliste selon les spécialistes comme Hosbawn et Hroch (notamment, E. Hosbawn, Nations et nationalismes depuis 1780, Gallimard, Paris, 1992) : 1) l'expression culturelle ; 2) le militantisme politique d'une minorité active et 3) l'adhésion d'une partie significative de la population.

Aujourd'hui, le mouvement flamand apparaît à la fois radicalisé, le Vlaams Blok s'y imposant de plus en plus avec ses thèses extrémistes, divisé, les plus démocrates s'en éloignant, et de plus en plus institutionnalisé dans l'État flamand.

 Historiquement, il a prétendu représenter la société tout entière. Plongeant ses racines dans le monde catholique, il a également débordé sur le monde  laïc ; même s'il a plus difficilement pénétré le monde du travail (ce qui laisse encore aujourd'hui des traces), il y a pour le moins essaimé largement, y compris dans les rangs de la gauche.

L'Église en Flandre a constitué, en effet, une matrice d'une importance capitale pour le nationalisme flamand en inculquant sous ses voûtes un sentiment d'appartenance commune à la communauté ecclésiale et à la mère-patrie, dont la formule est frappée sur la tour de l'Yzer : Alles voor Vlaanderen, Vlaanderen voor Kristus. Émanant des classes moyennes (petite bourgeoisie à majorité catholique), l'association culturelle du Davidsfonds entretient la correspondance entre le communautarisme nationaliste et les références à une inspiration catholique. D'autres associations culturelles, comme le Willemfonds et le Vermeylenfonds, ont entretenu, pour leur part, la conscientisation flamande d'une intelligentsia de provenance laïque.

Le quadrige des éditorialistes de la presse flamande - ceux du Standaard, de la Gazet van Antwerpen, du Financieel Economisch Tijd et du Volk - a joué et joue encore un rôle stratégique pour rallier l'opinion à l'idéologie militante du mouvement flamand. Leur principe est celui qu'énonçait Barrès à propos du nationalisme français : La patrie eût-elle tort, il faut lui donner raison.

Les forces politiques jouent sur toutes les facettes, aussi complexes soient-elles, du mouvement flamand en relayant et attisant ses exigences en fonction de leurs intérêts électoraux et de leur stratégie de pouvoir aux divers niveaux de l'État. Le Vlaams Blok et la Volksunie se placent à un extrême, AGALEV à l'autre, avec entre les deux le C.V.P., le V.L.D., le S.P., encore que le classement soit ici moins clair et que s'affrontent à l'intérieur de ces partis des tendances plus ou moins radicales. On sait que le Vlaams Blok, qui utilise le thème de l'immigration pour s'assurer un capital électoral, active avec succès la légitimité nationaliste pour s'intégrer au système des partis flamands.

Il est enfin une autre composante, très réduite mais la plus dangereuse, du mouvement nationaliste : les groupuscules activistes et les milices privées, tels le TAK, Were Di et le V.M.O. Ici aussi, mais à un niveau très limité, du moins pour le moment, l'on retrouve une constante des mouvements nationalistes : l'existence d'un bras armé à côté d'un bras politique. Transgressant impunément les frontières de l'État de droit, ils pratiquent l'intimidation physique, voire la violence, pour imposer la purification linguistique. Ils sont à l'oeuvre dans les communes à statut spécial, dans la périphérie bruxelloise, à Fourons et même à Biéviène. On les a vus exercer la contrainte physique pour faire supprimer à Gand les séances en français  d'Exploration du monde. Ces groupuscules n'ont jamais été désavoués de façon catégorique par les autres composantes du mouvement flamand. Ils sont le masque inquiétant du nationalisme. Dans l'éventualité d'une  déstructuration de l'État fédéral, qui rouvrirait immanquablement la question des frontières, les monomaniaques du België barst peuvent menacer la résolution pacifique d'une scission problématique de l'État belge.

L'État flamand, c'est-à-dire les institutions flamandes - gouvernement et Parlement - est devenu le foyer de la légitimation flamande. En même temps, le poids des associations culturelles est allé en s'affaiblissant. Les institutions constituent un puissant relai du mouvement flamand dont elles sont l'expression officialisée. À côté de la légitimité fédérale s'est concrétisée de manière tout à fait légale la légitimité flamande. Luc Van den Brande et Norbert De Batselier sont désormais des porte-paroles légaux et légitimes. Les analystes francophones qui minimisent leurs déclarations confédéralistes se trompent. Le Ministre-président et le président du Vlaams Parlement expriment, avec une légitimité plus grande que celle d'un ministre fédéral flamand, l'avenir souhaitable pour la Flandre, du moins pour la fraction la plus radicale de la population qui en est aussi, comme les enquêtes l'ont montré, la partie la plus investie de responsabilités. La manière dont les groupes politique du Parlement fédéral relaient à leur tour les thèses du combat flamand débattues au Vlaams Parlement - et ce, même aujourd'hui chez AGALEV - atteste cette emprise croissante de la légitimité prédominante de la représentation politique spécifiquement flamande.

Les trois paradoxes ?de la poussée confédéraliste

S'il y a crise majeure pour le fédéralisme belge en 1999, c'est parce que la Flandre connaît un conflit entre légitimité fédérale et légitimité nationaliste qui l'écarte de la légalité constitutionnelle de 1993. La légitimation nationaliste en cours se nourrit d'un imaginaire socio-politique qui a déjà émigré du champ référentiel belge. Telle est l'explication qui éclaire la nature du débat qui mêle Sécurité sociale et confédéralisme, scission de l'État providence et désintégration de l'État fédéral.

Seule cette explication permet de comprendre comment l'idéologie confédéralisante en Flandre s'affranchit de trois paradoxes qu'elle soulève : le paradoxe de la désintégration d'un État fédéral où la Flandre occupe une position dominante ; le paradoxe du nationalisme flamand et de son ambition européenne ; le paradoxe enfin d'une scission de la Sécurité sociale qui ignore les faits tendanciels d'une réduction de l'écart wallon par rapport à la moyenne nationale pour les soins de santé et d'un surcoût des pensions flamandes dès l'an 2010. 

Paradoxe de la désintégration d'un État fédéral ?où la Flandre occupe une position dominante

Imagine-t-on Umberto Bossi et la Lega Nord proclamer l'indépendance du nord de l'Italie s'ils gouvernaient à Rome ? S'il s'agissait seulement de consolider la prédominance flamande sur l'État fédéral, le rapport coût-bénéfice devrait dissuader d'une aventure confédéraliste, ainsi que les travaux du Groupe Coudenberg l'ont démontré (Cost of Non Belgium, Vif Éditions, 1996).

Peut-être le mouvement flamand continue-t-il à développer un sentiment de minorisation issu du passé dans un État où la Flandre est non seulement majoritaire, mais où elle détient aujourd'hui la plupart des leviers de commande ? Des enquêtes ont montré dans les années 70 l'existence d'un tel sentiment, mais les études récentes de l'opinion flamande témoignent, comme il a été montré, d'une meilleure acceptation du cadre belge par la population flamande. Sans doute cette évolution peut-elle être ressentie comme une menace par ceux qui refusent le maintien d'une Belgique, même belgo-flamande, et les inclinent à proposer aux Flamands une nouvelle utopie susceptible de les rassembler sous leur bannière.

Cet apparent paradoxe pourrait dès lors obéir à un autre ressort : l'invention d'une nation flamande qui s'affirme comme telle dans l'Union européenne.

Paradoxe du nationalisme flamand et de son ambition européenne

L'idée qu'une Flandre émancipée du surmoi belge et débarrassée de la coexistence avec les Francophones donnerait sa pleine mesure dans l'Union européenne est un autre paradoxe. L'association thématique du nationalisme flamand - défédéralisant la Belgique - et de la construction européenne - fédéralisant les États - relève de l'exploitation du thème européen à usage interne et non d'une expertise de faisabilité de l'insertion de la Flandre dans l'union européenne. Le discours nationaliste s'offre ainsi une compensation de type altruiste au refus de la coexistence avec les Wallons et Francophones. D'un coup de baguette idéologico-magique, la rétraction nationaliste devient un acte de foi européen.

En fait, l'aventure européenne d'une Flandre débelgicisée serait plus hasardeuse qu'il n'y parait. Il est d'abord patent que le nationalisme flamand est, sur de nombreux points de philosophie politique et de droit, contradictoire avec l'idée européenne. Les restrictions mises à l'exercice du droit de vote aux élections locales des résidents européens non nationaux, l'adjudication de la construction du Parlement flamand en contravention avec la  législation européenne sur les marchés publics, le décret qui impose un actionnariat majoritaire néerlandophone pour la chaîne privée V.T.M., le refus que soient désignées quatre à cinq langues de travail dans les institutions européennes (selon le principe déclaré onaanvaardbaar : chacun parle sa langue mais reçoit la traduction dans une des langues de travail de son  choix) constituent un faisceau d'indices marquant la contradiction entre nationalisme flamand et unification européenne.

Dans l'hypothèse confédérale où la politique extérieure, donc européenne, serait commune, la Belgique continuerait d'exprimer un seul vote comptant pour cinq voix indivisibles. L'idée émise au Vlaams Parlement de scinder en trois voix flamandes et deux wallonnes le vote belge au Conseil est une hérésie au regard du droit communautaire. Il ne suffirait pas que la Flandre le veuille pour qu'il en soit ainsi. Croit-on que l'Allemagne serait disposée à morceler son vote pondéré de dix voix en 10/l5 au bénéfice de chacun des Länder ?

Si la Flandre devenait par contre un État de cinq millions sept-cent-mille habitants, son vote pondéré ne serait que l'égal des voix d'une entité wallo-bruxelloise. Tant il est vrai que la pondération des voix au Conseil, pas plus que celle des sièges au Parlement européen, n'est strictement proportionnelle. Actuellement, le Danemark (cinq millions quatre-cent-mille habitants) et l'Irlande (trois millions quatre-cent-mille) ont le même nombre de voix : trois. Les entités étatiques flamande et wallo-bruxelloise seraient traitées selon le même barème : trois voix chacune.

L'insertion de la Flandre dans l'Union européenne pourrait, de plus, se révéler beaucoup plus problématique que ne le font croire les discours sur la symbiose harmonieuse entre Vlaanderen et Europe. Des problèmes multiples se poseront. Qu'en serait-il de la succession de l'État belge en matière d'engagements internationaux et, singulièrement, d'adhésion aux traités européens ? Les nouveaux États devraient-ils refaire acte de candidature ? Un acte juridique sera de toute façon nécessaire pour organiser leur participation aux institutions européennes. On sait que l'Union européenne entend imposer des conditions politiques de protection des minorités nationales aux candidats à l'adhésion des pays d'Europe de l'Est. La Roumanie et la Slovaquie n'entreront pas dans l'Union sans que soit garantie chez elles la protection des minorités hongroises. On voit mal les États de l'Union européenne et notamment la France, accepter l'adhésion de la Flandre - celle-ci doit être approuvée à l'unanimité - sans qu'une solution satisfaisante ait été trouvée pour les Francophones des communes jouissant actuellement d'un statut linguistique spécial.

Paradoxe d'une scission de la Sécurité sociale qui ignore les faits tendanciels d'une réduction de l'écart wallon par rapport à la moyenne nationale pour les soins de santé et d'un surcoût des pensions flamandes dès l'an 2010

Celui-ci consiste à dénoncer le pire, alors que les choses vont mieux. Ainsi de la Sécurité sociale. C'est au moment où l'écart entre dépenses wallonnes de soins de santé et moyenne nationale par habitant se réduit que l'on réclame en Flandre de scinder la Sécurité sociale. Pour la période 1987-92, estime le professeur P. Kestens, en Wallonie, l'écart relatif à la moyenne  nationale perd cinq points, alors que sur la même période, l'écart de dépenses moyennes en Flandre passe de - 12 % à - 8 % (Reflets et Perspectives, t. XXXV, 2e trimestre 96-2, p. 170). De vingt-huit points en 1987, l'écart entre la Wallonie et la Flandre passe à dix-neuf points en 1992. Cet écart est encore plus réduit (six points) en 1994 entre dépenses des Mutualités chrétiennes en Wallonie et en Flandre. Pour les dépenses de pensions, où la part régionale est en 1993 de 55,5 % pour la Flandre, 33,8 % pour la Wallonie et 10,7 % pour Bruxelles, il apparaît que la tendance ira dans la première décennie 2000 vers un surcoût des pensions flamandes, qui pourraient atteindre 60 % (cf. K. Van Dender et J. Pacolet, Reflets et Perspectives, op. cit., pp. 125 et 133). On peut enfin rappeler qu'en 1951, la Flandre occupait 70 % dans les dépenses de chômage de l'ONEM, pour 16,84 % à la Wallonie. De façon agrégée pour la période 1951 à 1992, les parts des trois Régions dans les dépenses statutaires de l'ONEM, écrit J.-Ch. Jacquemin, s'élèvent respectivement à 56,86 % pour la Flandre. 33,94 % pour la Wallonie et 9,24 % pour Bruxelles... On peut donc constater que les parts des différentes Régions sont très proches de leur proportion dans la population belge (Reflets et perspectives, op. cit., p. 196).

Si l'on considère le déséquilibre Nord-Sud dans les dépenses de Sécurité sociale en termes tendanciels, on observe donc une réduction de l'écart par rapport à la moyenne nationale entre Flandre et Wallonie pour les soins de santé ; on s'attend à un accroissement sensible des dépenses de pensions en Flandre, et les dépenses de chômage reflètent la forte crise de l'emploi wallon sans que la part wallonne soit disproportionnée pour autant par rapport à son poids démographique.

En matière de Sécurité sociale, et plus particulièrement pour les soins de santé, la Wallonie se trouve dans une situation analogue à celle de la Belgique par rapport au critère d'endettement public toléré par le traité de Maastricht. Celui-ci impose à l'article 104c que le rapport dette publique/P.I.B. soit ramené à 60 % ou que ce rapport diminue suffisamment et  s'approche de la valeur de référence à un rythme satisfaisant. Le gouvernement belge plaide vigoureusement qu'une réduction de la dette de 137,9 % du P.I.B. en 1993 à 133,8 % en 1995, soit une réduction de 4,1 points en deux ans (Rapport 1995 de la Banque Nationale, p. 64), indique un mouvement vers les 60 % du P.I.B. qui lui assure l'accès à l'union monétaire. La Flandre se comporte à l'égard de la Wallonie en matière de Sécurité sociale comme une Union européenne qui rejetterait sans autre forme de procès l'argument de la baisse tendancielle de la dette et fermerait à la Belgique la porte de la monnaie unique. C'est au moment où l'écart wallon se réduit tendanciellement qu'il est dénoncé avec le plus de force. Le paradoxe de l'attitude flamande s'éclaire toutefois si l'on considère que le débat sur la Sécurité sociale tourne autour d'autre chose que la Sécurité sociale.

La défédéralisation de la Sécurité sociale sert une autre cause que l'assainissement de celle-ci !

La position d'attente stratégique

Le conflit entre légitimité fédérale et légitimité nationaliste qui se déroule en Flandre est source d'incertitudes pour les Wallons et les Bruxellois (y compris les Bruxellois flamands). Une résistance fédéraliste va-t-elle se manifester dans la classe politique ou l'opinion flamande ? Pourra-t-elle équilibrer le rapport de force avec le mouvement flamand en quête de légitimité nationaliste ? Est-ce au contraire celle-ci qui est en passe de s'imposer dans les élites et d'orienter le devenir politique de la Flandre ?

En langage militaire, la position d'attente stratégique désigne un déploiement de forces qui s'adapte à une diversité de menaces potentielles. C'est la transposition politique de cette posture que doivent opérer les responsables politiques et l'opinion wallonne et bruxelloise. L'attente stratégique est le contraire de la passivité ; il ne s'agit pas de subir, mais de proposer diverses réponses aux diverses éventualités. Elle n'est pas non plus la défense face à un ennemi désigné : la Flandre n'est pas l'ennemi. Mais le conflit de légitimité où elle s'engage est source de menaces pour la coexistence binationale au sein de l'État fédéral ; à ce titre, il concerne directement l'avenir politique de la Wallonie et de Bruxelles.

Transposée au contexte politique de l'échéance 1999, l'attente stratégique implique que Wallons et Bruxellois prennent d'abord conscience de leur communauté de destin et lui donnent les expressions politiques appropriées. Ils doivent souder cette union communautaire et interrégionale à partir de laquelle ils envisagent les divers scénarios d'une Belgique potentiellement à géométrie variable : ceux-ci s'échelonnent d'une Belgique avec la  Flandre dans le cadre d'un fédéralisme (ré)équilibré à une situation où les Wallons et les Bruxellois resteraient seuls responsables d'eux-mêmes et d'éventuelles alliances privilégiées en cas de sécession flamande.

Wallonie-Bruxelles : union et différenciation

L'histoire des relations entre la Wallonie et Bruxelles est faite d'impulsions à s'unir et de tendances à la différenciation.

Jean Gol parlait d'une nation francophone et son successeur d'un espace francophone ; depuis le congrès d'Ans II, le parti socialiste insiste sur l'alliance Wallonie-Bruxelles. Les deux formules traduisent la nature ambivalente du rapport entre les deux Régions. Le principe d'union des Wallons et des Bruxellois francophones est celui d'une identité de langue et de culture dont la consistance sort renforcée de l'effacement d'une identité belge réduite à une belgitude, et de l'affirmation d'une identité nationale flamande. Par effet de soustraction, il existe en Belgique une communauté politique francophone en devenir.

Reste que cette communauté est composite et différenciée par la géographie économique bien sûr, mais aussi par certains traits de géographie  humaine : large classe ouvrière wallonne, cohabitation bilingue avec une minorité flamande à Bruxelles. Le clivage province-capitale (périphérie-centre) a marqué les mentalités wallonnes à l'égard des gens de la capitale, proches des centres de décision politiques et économiques et vice versa. À ce clivage s'est superposée, à la fin des années 50, une prise de conscience des intérêts socio-économiques wallons face à un État central privilégiant Bruxelles qui en était le symbole, privilégiait le développement industriel et celui des infrastructures de la Flandre. La montée en prospérité de la Flandre à partir des années 60 a correspondu à la croissance de l'influence flamande au sein de l'État unitaire. L'aspiration à l'autonomie régionale socio-économique se nourrira de la réaction wallonne au transfert Sud-Nord des moyens de développement économique.

Sans vouloir esquiver les responsabilités collectives dans le déclin wallon (politisation des décisions, absence de conscience régionale des grands groupes économiques et financiers, contrairement à ce qui s'est passé en Flandre), force est de reconnaître que les lois d'expansion économique de 1959 ont été taillées sur mesure pour la Flandre et n'ont pas concerné les problèmes wallons, comme la crise de l'industrie minière et celle de l'emploi. La seconde loi d'expansion économique de 1970, censée assurer le rattrapage wallon, n'a pas joué son rôle, le gouvernement belge s'appliquant, malgré les mises en demeure de la Commission européenne, à compenser l'aide aux régions wallonnes en déclin par celle à des zones  flamandes. Les grands travaux d'infrastructure portuaires et routières, la création d'une sidérurgie proche de la mer à Sidmar ont illustré cette prépondérance donnée à l'économie du Nord. Sidmar fut créé en concurrence avec la sidérurgie wallonne et financée en partie par les bénéfices réalisés à Liège par Cockerill. En modernisant la sidérurgie en Flandre, on exposait Cockerill au déclin. Quand le slogan plus un franc flamand pour l'acier wallon devint, début 80, le leitmotiv de la presse flamande et de députés C.V.P., entraînés déjà par Luc Van den Brande, il fut reçu comme une gifle par les sidérurgistes wallons qui savaient ce que Sidmar leur avait doublement coûté en transferts d'investissements et en concurrence.

Au fur et à mesure que, derrière l'apparent clivage Wallonie-Bruxelles, se profilait une opposition des Wallons à un État à prédominance flamande, se concrétisait le rapprochement des Wallons et des Bruxellois francophones confrontés aux marches sur Bruxelles et au carcan des dix-neuf communes. Face à la montée en puissance de la Flandre, l'union wallo-bruxelloise devenait réalité. Le front francophone imposait la Belgique tri-régionale à côté de la Belgique bi-communautaire.

Une nouvelle différenciation se fit encore jour au début de cette décennie entre une tendance socialiste wallonne, qui privilégie l'appartenance régionale, et la priorité stratégique donnée par les Bruxellois francophones à la Communauté française. Face à la poussée confédéraliste flamande, il apparaît que la contradiction secondaire - les rapports parfois difficiles entre  Wallons et Bruxellois - doit s'effacer devant la contradiction principale - la menace que le mouvement flamand fait peser sur les Wallons et les Bruxellois. Ces derniers sont ramenés à l'union par leur communauté de destin. À l'horizon de 1999, les formules d'espace francophone et d'alliance Wallonie-Bruxelles n'ont plus rien d'incompatible : ceux qui craignaient un pouvoir trop grand de Bruxelles sur la Wallonie ou à l'inverse une phagocytation de Bruxelles par la Wallonie peuvent être aujourd'hui rassurés grâce à la régionalisation qui a accordé aux deux entités leurs instances politiques propres ; elles sont tenues de respecter mutuellement leur autonomie.

On observera que l'histoire des mouvements wallons a reflété la dynamique d'union et de différenciation des deux Régions. Selon l'historien flamand L. Wils, les mouvements wallons ont trouvé leur origine à Anvers puis à Bruxelles et à Gand avant d'essaimer en Wallonie (Histoire des nations belges, Quorum, 1996). Au tournant du XXe siècle, avec Albert du Bois, Albert Mockel, Jules Destrée et l'abbé Mahieu, le mouvement wallon, qui comprend un fort contingent bruxellois, se caractérise par trois traits. Il affirme, notamment avec A. du Bois, une sensibilité francophile,  qui reste aujourd'hui vivace à Liège, en Hainaut et en Gaume. Il proclame le caractère binational de l'État belge. C'est la lettre au Roi de Destrée : Sire,... il n'y a pas de Belges... vous régnez sur deux peuples... Il proteste aussi contre la prédominance dans l'histoire officielle de Belgique de héros et artistes flamands, qui a pour effet d'occulter les figures du passé wallon. Plus récemment, mis à part Wallonie Libre qui défendra la thèse de l'indépendance de la Wallonie, les mouvements wallons formés durant et après la seconde guerre mondiale, tels le Mouvement populaire wallon et Rénovation Wallonne, revendiquèrent l'autonomie des trois régions, Bruxelles et la Wallonie étant égales en droits, face à un État unitaire qui, à leurs yeux, se détournait de la Wallonie au bénéfice de la Flandre. À Bruxelles, le Rassemblement démocratique bruxellois éveillait une conscience francophone face aux pressions flamandes sur la capitale. Mouvements wallons et bruxellois furent la matrice du Rassemblement wallon et du Front des Francophones qui formèrent dans les années 70 un groupe parlementaire commun.

Bruxelles ville internationale et politique-fiction

Si l'offensive confédéraliste flamande alarme simultanément Wallons et Bruxellois et ranime la conscience d'une communauté de destin, celle-ci pourrait toutefois s'affaiblir si une destinée alternative apparaissait pour Bruxelles : celle d'un statut de ville internationale sous tutelle des institutions européennes. Ceux qui croient faire preuve d'imagination en lançant cette idée se placent sur une orbite de politique-fiction.

Le statut de ville libre sous tutelle internationale a été conçu à la fin de la Première Guerre mondiale comme formule transitoire d'organisation administrative d'un territoire disputé. L'art. 102 du traité de Versailles conféra un  tel statut à Dantzig. Sa fonction était d'assurer un débouché maritime à la Pologne sans rattacher la ville, à population plutôt allemande, au territoire polonais. L'administration locale fut placée sous tutelle de la Société des nations. Cette solution créa un abcès qui empoisonna les relations germano-polonaises. Hitler le creva.

Jérusalem aurait pu offrir une autre illustration de ce statut. L'ONU n'a pas manqué de l'envisager et le Vatican de le préconiser. La tournure des événements moyen-orientaux lui a ôté toute actualité.

En cas de dissolution de l'État belge, Bruxelles pourrait-elle être le nouveau champ d'expérimentation d'une formule qui n'a connu aucune réussite durable ? L'idée procède d'un certain nombrilisme belgo-européen qui confond le voisinage des institutions européennes et leur appropriation. C'est que Bruxelles, loin d'être la capitale de l'Europe, n'est en fait que  l'un des sièges - le plus important, il est vrai - des institutions européennes. Elle partage cette fonction avec Luxembourg et Strasbourg. On imagine mal le Grand-Duché et la France soutenir une prétention bruxelloise à devenir le siège unique. On imagine moins encore que les États membres puissent vouloir fonder une capitale fédérale, alors qu'ils forment seulement une fédération supranationale d'États souverains.

L'idée d'un statut européen pour Bruxelles inverse complètement la relation entre Bruxelles, ville d'accueil, et les institutions, qui sont ses hôtes. Au lieu que, pour exercer leur fonction, celles-ci jouissent des privilèges et immunités accordés par l'État d'accueil, ainsi que de l'ordre public et des infrastructures urbaines que celui-ci leur assure, on voudrait les charger de la tutelle, et sans doute du financement de la Région bruxelloise. Plutôt que de s'embarrasser de cette tâche, qu'aucun État membre ne revendique, la Commission et le Conseil seraient incités à s'installer ailleurs, par exemple à Bonn, progressivement libérée au profit de Berlin de ses tâches de capitale allemande. En fait, seule une entité politique consistante prenant la succession de l'État belge pourrait conserver à Bruxelles les institutions européennes, en assurant la stabilité administrative de la ville et les privilèges et immunités de ses hôtes européens.

Scénarios pour l'après-1999

Négociation ou consultation populaire

L'attente stratégique suppose de prévoir des éventualités et des réponses possibles. Or, ce qui suscite aujourd'hui la polémique concerne le fait même d'une (re)négociation communautaire avec la Flandre. Cette négociation sera certainement demandée, au plus tard en 1999.

Face à cette perspective, la première réaction des partis francophones a consisté en une sorte de no passaran : il faut refuser toute négociation impliquant la réforme de l'État. Cette position peut se comprendre : comme on  présume que les Flamands mettront sur la table la fin de la solidarité fédérale, on ne peut accepter de discuter sur cette base.

Sur un plan juridique, si rien n'oblige à remettre en cause les acquis de 1993 et des lois à majorité spéciales, il reste quand même des étapes à franchir dans la réforme de l'État qui est, faut-il le rappeler, un processus en plusieurs phases. Il faut, notamment, en vertu de l'art. 35 de la Constitution, confirmer la liste des matières fédérales, le pouvoir résiduaire passant aux Régions et Communautés. Cette liste a été énumérée dans la loi à majorité spéciale de 1988, mais rien n'empêche de la modifier. Il faut aussi régionaliser les lois organiques des Provinces et des Communes. Il n'est  donc pas exact d'affirmer qu'il ne faut plus toucher à la réforme de l'État. Il n'est même pas justifié de prétendre qu'enlever la Sécurité sociale, par exemple, des matières fédérales, serait contraire à la lettre sinon à l'esprit de la Constitution de 1993, si, du moins, cela était approuvé par un vote à majorité spéciale. Il est donc normal qu'il y ait encore une - et au moins une - négociation de type communautaire.

Le problème n'est donc pas de négocier ou pas, mais de savoir sur quoi négocier. Autant il est compréhensible que les Francophones refusent de mettre en cause ce qui concerne la solidarité fédérale (Sécurité sociale et dette), autant il est difficile de refuser une négociation sur la dernière phase de la réforme de l'État. Le problème est que, dans une négociation en Belgique, tout peut s'échanger contre tout. Il sera sans doute difficile pour les partis francophones qui négocieront de ne pas entrer dans des arrangements compliqués qui pourraient hypothéquer les intérêts sociaux des Wallons et des Bruxellois. Faut-il rappeler que la scission de la Sécurité sociale mettrait abruptement, selon les études, 25 % de la population wallonne en dessous du seuil de pauvreté ? Il faut éviter de commettre dans cette négociation les mêmes erreurs que celles qui ont marqué la négociation sur le budget des Communautés, dont on pu observer les effets sur le financement de notre enseignement.

Il n'y a donc pas de raison que les Francophones refusent de participer à une nouvelle négociation communautaire à condition qu'elle reste dans un cadre fédéral. L'ouverture d'une telle négociation sera d'autant plus justifiée si elle permet aux Francophones d'arriver à un nouvel accord améliorant la situation de 93 et donnant de nouvelles chances à un fédéralisme plus équilibré que celui dans lequel nous vivons. Si c'est impossible, il s'agira alors pour eux de réclamer l'application stricte des dispositions existantes.

Il est possible que la Flandre maintienne à tout prix sa revendication confédérale ou, à tout le moins, celle qui consiste à scinder la Sécurité sociale, même réduite à un seul de ses piliers. On ne voit pas pourquoi les Francophones entreraient dans le schéma confédéral à la flamande qui ne sera qu'une étape vers la séparation. D'ailleurs, l'on n'a pas assez souligné que le confédéralisme signifie déjà la reconnaissance d'entités souveraines qui concluent entre eux des accords de gestion commune dans certains  domaines. L'ambiguïté de l'utilisation du terme confédéralisme ferait penser à certains qu'il s'agit d'une variante du fédéralisme, alors qu'il s'agit, en l'occurrence, de son enterrement. Même si les Francophones acceptaient de rentrer dans le schéma flamand contre on ne sait quels avantages ponctuels, la situation ne pourrait conduire qu'à la séparation. Selon les  constitutionnalistes comme A. Alen ou F. Delpérée (le confédéralisme est un fédéralisme pour les cons !), selon les économistes comme R. Deschamps et P. Van Rompuy qui affirment que la scission même partielle de la Sécurité sociale conduit à la séparation, tout comme selon notre analyse des effets totalisants du nationalisme flamand, la fin des mécanismes de solidarité ne peut conduire à terme qu'à la division du pays.

Les Francophones ne doivent donc pas accepter la dérive vers le confédéralisme tel que l'envisage la Flandre. Toute phase confédérale n'étant qu'une transition vers la dissolution de l'État, elle ne servirait essentiellement qu'à assurer le contrôle de la Flandre sur Bruxelles. Il est donc logique qu'à toute tentative flamande de scinder la Sécurité sociale, les Francophones répondent par la question des frontières.

La négociation ne pourrait aboutir que s'il y avait une volonté du côté flamand de rester dans le cadre fédéral. Cela signifie que des voix devraient se faire entendre en Flandre, qui contrecarrent les ambitions les plus nationalistes du mouvement flamand et qui orientent celui-ci vers des objectifs fédéralistes - voix qui sont aujourd'hui, il faut le reconnaître, rares. Elles seraient pourtant en phase, comme on l'a montré, avec l'évolution de l'opinion publique flamande.

Quand pourrait se passer cette négociation ? Le problème se posera nécessairement lors de la formation du nouveau gouvernement. À moins que l'actuel gouvernement ne tombe plus tôt et qu'une négociation s'engage plus rapidement. Par ailleurs, de toute façon, il faudra, à la fin de cette législature, déclarer les articles de la Constitution soumis à révision. Des négociations pourraient déjà s'ouvrir à ce moment. Rappelons cependant qu'un parti (le P.S.C.) a déjà refusé, il y a une dizaine d'années, de déclarer révisable un article constitutionnel, le 59bis, pour éviter la communautarisation de l'enseignement. Cela n'a cependant pas empêché cette réforme de se faire lors de la législature suivante, après que des garanties écrites aient été adressées par les autres partis au P.S.C. à ce sujet.

Si un accord était impossible lors de la constitution du prochain gouvernement, la négociation pourrait évidemment être déférée à une commission ad hoc ou au Sénat. Elle resterait cependant comme une épée de Damoclès sur la tête du prochain gouvernement.

Que se passerait-il en cas d'échec, c'est-à-dire d'un refus des Flamands de continuer à participer à l'État fédéral sans que les règles de solidarité soient modifiées à leur profit ? On pourrait assister à l'impossibilité de former un gouvernement fédéral. Ce blocage conduirait à une situation qui amènerait les exécutifs communautaires et régionaux à jouer un rôle prépondérant. On aboutirait ici à une sorte de confédéralisme de fait.

  Il serait alors parfaitement légitime et nécessaire pour les Francophones, comme pour tous ceux qui souhaitent débloquer une situation où le pays ne pourrait plus fonctionner, de réclamer une consultation populaire.

Cette consultation populaire porterait sur le maintien des formes actuelles de la solidarité fédérale. Un accord politique devrait comporter le principe selon lequel le système ne pourrait être modifié sans une double majorité dans les deux collèges francophone et néerlandophone. En cas de désaccord entre les collèges, il faudrait alors se résoudre à négocier la séparation, seule option réaliste devant une telle différence dans les conceptions de l'avenir commun.

L'hypothèse d'un fédéralisme renégocié : d'un fédéralisme de raison à un fédéralisme équilibré

Le scénario d'une nouvelle négociation communautaire dans les limites qui viennent d'être fixées suppose que les Wallons et les Bruxellois aient une attitude lucide vis-à-vis du fédéralisme actuel, tout comme à l'égard des revendications à mettre sur la table, sous peine de ne négocier que sur l'agenda flamand.

Face aux offensives flamandes de ces derniers mois, le monde politique francophone s'est, en fait, arc-bouté sur la situation prévalant en 1993. Les partis francophones sont certainement prêts à en jouer le jeu selon les règles qui y ont été décidées. Y compris celles qui concernent la fin des dispositions transitoires de la loi de financement des Communautés et des Régions dont on sait qu'elles favorisent la Wallonie. Car il ne faut pas dramatiser les effets de cette suppression. Il s'agit plutôt d'un non-accroissement à terme, vu le caractère dégressif des avantages.

Après le vote de la révision de la Constitution en 1993, pourtant, l'avis des Francophones n'était pas exagérément enthousiaste. Mais la paix communautaire que l'on croyait entrevoir à ce moment permettait d'aborder les nombreux problèmes de société qui se posent tout comme la phase finale de la construction européenne.

Si l'orientation de la négociation conduit à réformer certains aspects de la structure de l'État sans pour autant mettre en danger les principes de solidarité, il est évident que les Francophones sont, au même titre que les Flamands, en droit de mettre sur la table la révision des accords qu'ils jugent défavorables. En cas de désaccord, ce seraient alors les dispositions acquises dans les lois spéciales et dans la Constitution qui devraient être réaffirmées.

 Une attitude ouverte pourrait être adoptée quant à la fédéralisation de certaines matières si cela rendait les politiques plus efficaces et leur permettait de prendre en considération les intérêts, sensibilités et préoccupations des différentes composantes du pays, permettant ainsi de réduire les tensions entre Communautés, sans pour autant entamer les principes de base de la solidarité.

 On pourrait penser par exemple à la politique de la coopération au développement dont on sait les conflits qu'elle entraîne aujourd'hui.

Dans le cadre du fédéralisme actuel, c'est-à-dire dans une perspective qui exclut la scission de la Sécurité sociale et à fortiori du payement de la dette, plusieurs corrections peuvent être demandées par les Francophones. Sans prétendre être exhaustif, on peut en citer certaines. Il s'agit de modalités de la réforme de l'État qui minorisent particulièrement les Francophones : l'absence d'un Sénat paritaire et le manque d'alternance du poste de Premier ministre. Par ailleurs, le caractère équilibré des concessions réciproques pour la défense des minorités au niveau fédéral pour les Francophones et au niveau régional bruxellois pour les Flamands, est loin d'être aussi équitable qu'on l'affirme si souvent. Une réelle pacification pourrait être apportée ici sur la base de nouveaux principes. À cela s'ajoutent des irrégularités dans les transferts liés aux lois de financement des Régions et des Communautés en défaveur des Francophones. Enfin, il s'agit de rendre le changement du système plus contraignant et surtout plus dépendant des souhaits de la population s'exprimant de manière directe.

Il ne s'agit, bien entendu, pas de contreparties à des concessions francophones sur les matières touchant la solidarité fédérale, comme la Sécurité sociale et la dette publique, mais d'un catalogue non exhaustif et à compléter - de correctifs et de solutions que les Francophones pourraient mettre sur la table d'une renégociation du fédéralisme.

Une meilleure représentation des Francophones

C'est un des principes de base de tout État fédéral que d'accorder dans une Chambre des États une représentation équivalente aux entités politiques les plus importantes, la Chambre basse étant réservée à une représentation proportionnelle par rapport au nombre réel d'habitants dans le pays. Les modalités diverses de défense de la minorité francophone en Belgique ne nous paraissent pas justifier pour autant cette inégalité au Sénat, même si les matières que le Sénat traite sont moins nombreuses (comprenant toutefois le contentieux communautaire), et ce d'autant plus qu'elles sont considérées comme déjà compensées par celles dont bénéficient les Flamands de Bruxelles.

 Quant aux dispositions accordant la parité au gouvernement fédéral, l'on sait qu'elles sont loin d'être absolues : presque tous les Premiers ministres ont été Flamands d'une part ; l'adjonction de secrétaires d'État en majorité Flamands, même s'ils ne sont pas membres du Conseil des ministres, a également fait pencher la balance. Le système suisse nous parait plus équitable, qui établit une alternance obligée du poste de président de la confédération (et ce bien que les Alémaniques soient les plus nombreux). Dans le cas belge, une alternance raisonnable au poste de Premier ministre est un élément nécessaire à l'équilibre fédéral. Que les membres de l'exécutif fédéral puissent s'exprimer dans les deux langues apparaît évidemment justifié.

Un déblocage des problèmes de Bruxelles et de la périphérie

La révision de 1993 avait aussi l'ambition de régler, une fois encore, espérait-on, de manière définitive, le problème de Bruxelles et de la périphérie. Il apparaît aujourd'hui que cet espoir était mal placé. Un an après les accords, le gouverneur de la nouvelle province du Brabant flamand lui-même mettait en cause la pérennité des facilités linguistiques pourtant bétonnées dans la Constitution. Il est vrai que les autorités fédérées flamandes ne cachent pas leur volonté d'intégrer les minorités francophones dans la Communauté flamande.

Les Francophones ont accepté des règles du jeu qui dépassent de loin ce qu'exige habituellement le respect des minorités. Les avantages accordés aux Bruxellois flamands sont censés compenser ceux que la minorité francophone reçoit dans l'État fédéral, et ceux que les facilités accordent aux Francophones de la périphérie de la capitale. Mais les Flamands de Bruxelles que l'on peut estimer au maximum à 15 % de la population bruxelloise, quel que soit le critère utilisé, reçoivent le privilège éminent, non seulement de la parité dans l'Exécutif, à l'instar de la parité au niveau fédéral, mais aussi de donner l'investiture au gouvernement bruxellois, celui-ci doit disposer d'une majorité dans les deux collèges du Conseil régional. Par ailleurs, une disposition prévoit que s'il n'est pas possible de proposer une majorité constituée au Conseil, les postes de l'Exécutif sont alloués en cascade alternativement à un Francophone et à un Flamand pour des matières prédéterminées, ce qui accordera toujours aux ministres flamands des compétences substantielles. Au niveau fédéral, ce type de disposition n'existe pas, ce qui peut permettre, en pratique, d'accorder, malgré le principe de la parité gouvernementale, aux ministres francophones des postes qui sont globalement de poids inférieur à ceux que reçoivent les ministres flamands. Ajoutons encore que la double majorité est aussi nécessaire à Bruxelles pour les matières bi-communautaires, alors qu'au niveau  fédéral, les matières nécessitant une majorité qualifiée sont particulièrement exceptionnelles. Ces avantages sont d'autant plus disproportionnés que, dans la situation actuelle, le système permet aujourd'hui, par exemple, à un seul élu néerlandophone de bloquer les décisions prises à la double majorité puisque les élus sont au nombre de 10 et que la majorité en compte six.

Quant à l'avenir des facilités, qui constituent l'autre contrepoids des pouvoirs accordés aux Flamands de Bruxelles, nous savons comment la Flandre l'entrevoit.

Que la minorité flamande à Bruxelles soit sans doute une des minorités les mieux protégées du monde dans son rapport population/pouvoirs est un fait positif. Que la situation à Bruxelles soit encore taxée d'arrogance francophone et que de nouvelles revendications se fassent jour, sans pour autant que la situation globale des Francophones au niveau fédéral soit elle aussi améliorée, parait en revanche politiquement anormal.

 Pourtant, l'on pourrait penser à une pacification de la Région bruxelloise et de sa périphérie qui serait basée sur un principe de droit international que la diplomatie belge recommande à l'extérieur de ces frontières dans le cas des problèmes de frontières en Europe de l'Est, tout en le refusant à l'intérieur de ces frontières pour les minorités francophones de Flandre (les minorités flamandes et germanophones étant déjà hyper-protégées et n'en ayant pas besoin). On veut parler ici de la Convention-cadre du Conseil de l'Europe.

En 1994, au Conseil de l'Europe, le Comité des ministres a approuvé le texte d'une Convention-cadre sur la protection des minorités nationales qui a été ouverte à la signature des États en février 1995.

C'est précisément sur la base de ce texte que la Slovaquie et la Hongrie d'une part, la Roumanie et la Hongrie d'autre part, ont été invitées à signer des traités de bon voisinage et de coopération qui assurent la protection des minorités hongroises dans ces pays, lors de la conférence de Paris de mars 1995, qui a abouti à l'adoption du Pacte de stabilité (la Roumanie s'est toutefois dérobée à la signature du traité avec la Hongrie).

Depuis, la mise en oeuvre du Pacte de stabilité, la protection des minorités nationales, fait partie des conditions politiques imposées par l'Union européenne - dont la Belgique - à la future adhésion des pays d'Europe centrale et orientale et des États baltes. La diplomatie belge a, d'ailleurs, vivement recommandé à ces États d'adhérer au Pacte de stabilité en Europe et à la protection des minorités nationales dont la convention du Conseil de l'Europe définit précisément le régime.

 Or, la Belgique elle-même se refuse à signer cette convention.

La Communauté flamande a voulu que la signature par l'État belge soit assortie d'une réserve mentionnant que la convention n'est pas applicable à la Belgique et qu'il ne s'y trouve pas de minorités nationales telles qu'elles sont visées par la convention. Le blocage flamand est d'autant plus catégorique que l'article 5 de cette convention se met en travers de la volonté exprimée en Flandre de supprimer les facilités linguistiques et d'obliger les Francophones à s'adapter ou à partir (aanpassen of verhuizen). L'article 5 de la convention-cadre dispose, en effet, que : les parties s'abstiennent de toute politique ou pratique tendant à une assimilation contre leur volonté de personnes appartenant à des minorités nationales et protègent ces personnes contre toute action destinée à une telle assimilation.

Il est d'autant plus arbitraire de décréter l'inapplicabilité en Belgique de la convention-cadre sur la protection des minorités nationales que la Constitution belge reconnaît elle-même des situations correspondant, trait pour trait, à celles que vise la Convention.

Dans le cadre d'un compromis global équilibré, le statuquo territorial peut être accepté par les Wallons et les Francophones bruxellois pour autant que soient maintenues les facilités pour les individus et reconnus les droits collectifs concernant les activités d'enseignement, de culture et l'expression bilingue de la démocratie locale. La stabilité de la coexistence des nationalités  communautaires au sein de la Fédération belge repose sur les mêmes principes que la stabilité politique préconisée par la diplomatie belge pour les pays d'Europe de l'Est : le statuquo frontalier s'accompagne de la protection des minorités nationales.

Une pacification basée sur ces principes pourrait enfin débloquer la question de Bruxelles et rendre possible bien des formes de coopération comme la constitution d'une véritable communauté urbaine dépassant les 19 communes, une proposition venant de milieux progressistes flamands ouverts au dialogue.

Si la Flandre tempère son imaginaire en le confrontant au principe de réalité sociologique que représentent les Wallons de Fourons et les Francophones de la périphérie, si elle peut appliquer sur son territoire des valeurs qu'elle recommande vivement aux autres peuples, le statuquo des frontières intérieures peut être maintenu dans le cadre de la Belgique fédérale. La Flandre pourrait être assurée de la reconnaissance réelle de ses frontières actuelles et l'inextricable problème des minorités pourrait être enfin réglé sur la base de concessions réciproques : des frontières définitives contre l'application de la Convention du Conseil de l'Europe aux  minorités de chaque côté de ladite frontière. Hors ce cadre, dans un scénario confédéraliste ou sécessionniste, la question des frontières serait aussitôt rouverte pour que puisse s'exercer le libre choix des populations.

La question de la scission de l'arrondissement électoral de Bruxelles-Hal-Vilvorde est aussi à l'ordre du jour des revendications flamandes. Elle ne peut recevoir de solution équilibrée que dans le cadre d'une pacification qui entérine les droits des minorités francophones conformément à ladite convention.

Une correction des inégalités dans les lois de financement

Toujours dans le cadre du fédéralisme actuel, la Flandre a stigmatisé les avantages que la loi de financement des Régions et des Communautés accorde aux Francophones. Par contre, les Francophones ont été jusqu'ici extrêmement discrets sur des transferts qui se font dans le sens inverse.

Rappelons brièvement le principe des lois de 1989 et 1993 sur le financement des Communautés et Régions. Pour chaque transfert de compétence, l'État fédéral rétrocède aux Communautés et aux Réglons la somme qu'il dépensait pour l'assumer (avec un léger correctif), indexée et liée à la croissance du P.I.B.

La clé de répartition est fixée notamment selon la part de chaque Région dans l'impôt des personnes physiques (I.P.P.) (avec un léger correctif). Les Communautés ont aussi d'autres ressources telles que la redevance radio-TV (R.R.T.).

C'est ainsi que la clé de répartition tant de l'I.P.P. que de la R.R.T. dans la Région de Bruxelles, qui est de quatre-vingts (pour les Francophones) contre  vingt (pour les Néerlandophones) ne correspond nullement à la réalité. En effet, tous les chiffres indiquent que la proportion se situe autour de 89/11 (voir les déclarations fiscales 1993 : Francophones 90,1 %, Néerlandophones 9,9 % ; formulaires R.R.T. : Francophones 89 %, Néerlandophones 11 % ; élection communale dans les dix-neuf communes : Francophones 89,3 %, Néerlandophones 10,7 %).

Sachant qu'en 1991 l'impôt des personnes physiques a rapporté septante-cinq milliards quatre-cent-soixante millions de francs à Bruxelles, cela fait plus ou moins sept milliards de francs perdus chaque année pour le calcul de ce qui revient à la Communauté française, et environ sept-cents millions de francs de recettes perdues.

Si on ajoute à cela la R.R.T., on dépasse le milliard de francs annuel perdu par la Communauté française à Bruxelles.

 De plus, les Francophones de la périphérie qui utilisent largement les services de la Communauté française (enseignement, culture...) ne contribuent nullement à leur financement. Si on s'en tient uniquement aux Francophones des communes à facilités de la périphérie bruxelloise et à l'I.P.P. et à la R.R.T., cela représente de nouveau une perte évaluée à plus de un milliard et demi de francs par an.

Donc, en ne retenant que ces éléments, la Communauté française perd chaque année environ deux milliards et demi de francs. Et on ne tient pas compte ici des besoins réels des populations et des réalités concrètes des Régions et des Communautés (comme, par exemple, la grandeur du territoire).

Garantir la stabilité institutionnelle

Enfin, l'expérience actuelle montre que la procédure de révision de la Constitution n 'est pas encore suffisamment contraignante pour garantir la stabilité de l'édifice constitutionnel. Il serait souhaitable dans cet esprit de soumettre toute nouvelle révision à un double référendum en Flandre et dans la partie francophone du pays (selon le découpage des élections européennes et sénatoriales). Une révision constitutionnelle ne serait adoptée que si elle rencontrait une majorité dans les deux collèges.

En plus de cette précaution, toute nouvelle mouture du fédéralisme devrait comporter une procédure de contrôle de la loyauté fédérale, ce qui n'a été jusqu'ici demandé que du côté wallon (proposition Van Cauwenberghe).

Fédéralisme équilibré et Sécurité sociale

C'est la modernisation de la Sécurité sociale et non sa scission qui est compatible avec le fédéralisme équilibré. Le freinage des dépenses de soins de santé, le financement alternatif aux cotisations et un assouplissement des statuts font partie d'une adaptation de la Sécurité sociale qui, entre le conservatisme des droits acquis et la privatisation poussée, sont la tâche des coalitions fédérales à venir. Depuis 1992, la réduction du déficit public à 3 % du  P.I.B. n'est pas seulement un impératif requis par l'Union monétaire européenne, c'est aussi un moyen de réduire l'endettement et d'alléger le service de la dette en vue de disposer des ressources pour assurer la Sécurité sociale de 2010.

L'effort que requièrent l'austérité budgétaire et les prélèvements fiscaux a été partagé par les citoyens des trois Régions. Compte tenu des évolutions qui voient se réduire l'écart entre les dépenses wallonnes par tête et la moyenne nationale pour les soins de santé et qui prévoient un surcoût des pensions flamandes, une défédéralisation des seuls soins de santé est inéquitable pour les Wallons, tandis qu'une scission des pensions qui  devrait à terme la suivre marquerait la dissolution totale du Welfare State belge. Dans les communautés politiques de la fin du XXe siècle, la solidarité sociale a remplacé la défense de la patrie comme ciment et symbole de l'unité politique. Scinder le Welfare State, c'est dissoudre l'État. La scission de la Sécurité sociale n'appartient pas au scénario du fédéralisme équilibré. Elle conduit directement au confédéralisme instable qui impose aux Francophones d'exiger la révision des frontières à titre de précaution conservatoire contre la sécession probable qui s'ensuivrait.

L'hypothèse de la sécession flamande : les avenirs possibles

Dans le scénario de crise où il est impossible de trouver un accord permettant au système fédéral de continuer à fonctionner et, a fortiori, si une consultation populaire révélait au grand jour le divorce, il ne resterait plus qu'à négocier la séparation. Cette éventualité pourrait aussi découler de la décision de la Flandre, lassée des résistances francophones, de prendre son indépendance, ce que d'aucuns ont appelé le largage des Francophones.

Comme les Francophones ne désirent pas la fin de l'État belge, ni directement, ni indirectement par le confédéralisme à la flamande, et que cette volonté ne manquera pas de se manifester lors d'une éventuelle consultation populaire, les Francophones ne peuvent accepter de ne négocier qu'une sécession.

Rappelons quelques définitions : une sécession signifie qu'une seule composante d'un État décide de sortir de cet État, tandis qu'une partition d'État suppose la suppression d'un État sur la base d'un accord des parties pour constituer de nouveaux États. Dans le cas qui nous occupe, il est clair que, quel que soit le processus, on se trouve devant la volonté d'une composante de l'État belge de refuser de jouer le jeu constitutionnel, l'autre étant prête à le respecter.

L'hypothèse de la sécession suppose que ceux qui partent payent, comme les indépendantistes québécois en ont d'ailleurs admis le principe en cas de succès de leur référendum. Elle permet aussi aux Francophones de continuer à garder un État belge francophone s'ils le désirent.

 La sécession flamande laissera alors les Francophones de Bruxelles et de Wallonie prendre en main leur destin. Les deux Régions devront décider de leur avenir en recourant au référendum : vivre séparément ou former entre elles une confédération ou une fédération (on voit mal un retour à un État unitaire). La fédération est la forme d'État qui leur permettrait d'assurer leur solidarité tout en conservant leur autonomie. Cette fédération pourrait continuer à se faire dans un cadre belge nouveau. La Belgique prendrait alors la forme d'un État fédéral Wallonie-Bruxelles.

 Cette solution correspond d'ailleurs aux voeux de la population wallonne. En témoigne le sondage du Vif-L'Express de novembre 1992, suivant lequel la solution préférée, si la Flandre devenait indépendante, serait en premier lieu de s'unir avec Bruxelles dans un nouvel État francophone (67 %), puis l'indépendance de la Wallonie (19,6 %) et enfin le rattachement à la France (9,8 %). On peut penser, par ailleurs, qu'un référendum qui irait dans ce sens constituerait un acte volontariste qui réglerait le problème des vieilles inhibitions capitale/province entre Bruxellois et Wallons.

Il serait normal, dans le même esprit, que la Communauté germanophone puisse aussi décider de son avenir.

Le scénario d'éclatement de la Belgique par sécession flamande implique nécessairement la révision des frontières intérieures actuelles. Elle découle de la disparition des garanties institutionnelles de protection des minorités. Il appartiendrait donc aux populations des communes à statut spécial de déterminer à quelle entité politique elles veulent se rattacher. Pareille consultation serait organisée sous la supervision du Conseil de l'Europe, principale instance européenne pour le respect de la démocratie, des droits de l'homme et des minorités. Ses résultats décideraient du tracé de la frontière actuelle entre les deux entités étatiques issues de l'éclatement de la Belgique fédérale. L'entité belge méridionale, Wallonie-Bruxelles, devrait assurer le maintien du caractère bilingue de la Région bruxelloise et de ses institutions et l'autonomie culturelle de la Communauté germanophone (si du moins celle-ci souhaitait rester attachée à la nouvelle entité).

Si l'on peut s'attendre à ce que l'union européenne ne s'ingère pas dans l'évolution de la crise belge - son élargissement futur à une dizaine au moins de nouveaux États absorbant dans sa globalité l'émergence des deux entités issues de la crise belge qui ne compteraient ensemble, comme il a été établi précédemment, qu'une voix de plus (3+3) que la Belgique actuelle (5) - il y a tout lieu de penser qu'elle imposera certaines conditions politiques à l'entrée des deux nouvelles entités dans les institutions de l'Union. Plusieurs États membres, et notamment la France, devraient exprimer des exigences relatives au respect de la volonté des populations dans la détermination des frontières avant d'accepter ces adhésions qui requièrent l'unanimité au Conseil et l'avis conforme du Parlement européen. Il est aussi vraisemblable que l'entité flamande ne jouirait au départ que de peu de sympathies auprès d'États membres comme l'Allemagne, l'Espagne, le Royaume-Uni ou l'Italie, peu enclins à favoriser l'éclosion étatique de certaines de leurs entités régionales.

 Pour obtenir tout à la fois l'autonomie dans le cadre européen et l'homogénéité culturelle auquel son imaginaire aspire, la Flandre s'exposerait à la  fois à un effet de boomerang institutionnel. Elle perdrait ses positions à Bruxelles et, horresco referens, celles de communes à facilités faisant le lien géographique entre Bruxelles et la Wallonie.

Sur l'avenir à plus long terme de cette nouvelle Belgique, ici également les populations auraient à se prononcer. Diverses propositions ont déjà été formulées dans le débat politique de ces derniers mois, allant de la confédération avec le Grand-Duché au rattachement à la France en passant par des formules d'association diverses avec cette dernière, n'impliquant pas le rattachement afin de respecter les autonomies.

La dissolution de l'État belge aura certainement eu pour effet de rapprocher les Francophones de la France, ce qui impliquera, au minimum, le développement de liens de coopération particuliers. Même les observateurs les moins rattachistes - comme le Groupe Coudenberg dès 1987 (Quelle Belgique pour demain ?) ou R. Falter, directeur du CEPESS et ancien journaliste au Standaard (Het land van drie naties dans Ons Erfdeel, 1996) - reconnaissent, si l'État belge actuel disparaît, le caractère inéluctable de ce rapprochement.

Quoi qu'il en soit, l'entité wallo-bruxelloise devrait utiliser sa position géopolitique pour se situer dans le cadre de l'axe franco-allemand et s'associer à ses orientations européennes en matière politique, économique et culturelle. L'Europe du futur sera sans doute encore longtemps marquée par les États même si elle développe les contacts et les coopérations interrégionales. L'ensemble Wallonie-Bruxelles a des atouts qui lui permettent d'oeuvrer dans les deux directions.

Il est nécessaire, sur ces questions, de distinguer le court terme et le long terme. La première exigence des Francophones de ce pays est d'associer les Wallons et les Francophones de Bruxelles afin d'éviter leur scission. Il convient de se méfier, à cet égard, de certains appels à des solutions extrêmes, comme le rattachement à la France, qui pourrait servir de justification à l'abandon des Francophones de Bruxelles. Dans le scénario qui est ici esquissé, cette problématique ne devrait être éventuellement abordée que dans un second temps, leur devenir commun étant assuré. Leur union ne pourrait, d'ailleurs, que leur garantir un poids supplémentaire dans d'éventuelles négociations.

Une éventuelle sécession de la Flandre n'est pas la fin du monde : il y a un et même des futurs possibles qui comportent de nouvelles possibilités et le caractère enthousiasmant et difficile d'une nouvelle société à construire.

Les atouts wallons et bruxellois

L'avenir d'une population se joue aussi dans les têtes, dans les imaginations et dans les images que l'on se fait de soi-même et des autres. Un développement (ou un redéveloppement) n'est pas possible sans une mobilisation populaire qui est elle-même fonction de la représentation que l'on a des  objectifs à atteindre et des possibilités pour les atteindre. On ne peut esquiver en ce sens l'aspect essentiel de la dimension culturelle (au sens sociologique du terme) du développement.

Il faut dès lors faire un sort à cette image du Wallon paresseux, gréviculteur et trop latin face au Flamand travailleur et industrieux que de nombreux milieux flamands tentent systématiquement d'imposer, hélas parfois relayés par certains Bruxellois et Wallons.

Toutes les sciences sociales nous apprennent que les stéréotypes nationaux sont des constructions idéologiques liées à des rapports de force sociaux et politiques. Les historiens nous apprennent qu'au siècle dernier, c'est le Flamand qui était considéré comme le Wallon aujourd'hui, tandis que le travailleur wallon avait l'image d'un travailleur compétent et productif, quoique revendicatif, sans lequel la Wallonie n'aurait pu devenir le deuxième pôle productif du monde industriel (après la région de Liverpool).

La Wallonie passe par une période de crise liée au bouleversement économique actuel. Mais elle possède des atouts que les autres régions défavorisées d'Europe n'ont pas ou n'ont jamais eus : une population qualifiée (les ouvriers de la sidérurgie wallonne ne sont-ils pas considérés comme appartenant à l'élite mondiale dans ce métier ?), une situation au coeur de l'Europe et des liens historiques et personnels avec sa capitale, un réseau dense de communications modernes, des universités au rayonnement international, des artistes de renom, etc.

L'IRES vient encore de montrer que le déclin de l'économie wallonne n'était pas une fatalité et que l'évolution des investissements de ces dernières années permettait à la Wallonie de redevenir performante en un temps relativement bref (J.-F. Melaet, Économie wallonne : pas de fatalité ! dans l'Écho, 14 mars 1996). Par ailleurs, depuis 1986, la Wallonie a bénéficié d'une croissance industrielle supérieure à la Flandre. En 1991, sa croissance est voisine de celle de l'Allemagne. Sait-on que le secteur manufacturier wallon exporte plus que la moyenne nationale, affirme D. Collinet, président de l'U.W.E., pour lequel la Wallonie ne doit avoir aucun complexe à cet égard (Le Soir, 6 mars 1996). Des efforts sont évidemment à faire. La mentalité qui consiste à développer rapidement des P.M.E. performantes dans des secteurs pointus de l'économie (et le faire avec du capital à risque) n'est pas assez répandue dans une Wallonie qui garde encore des  stigmates d'une industrialisation fondée sur de grandes entreprises. Retenons, par exemple, le retard pris dans un domaine de pointe comme celui de technologie de l'information : la Wallonie et, d'une manière générale, les Francophones n'ont pas bondi assez vite sur Internet (seulement 3 % de sites wallons !) et les activités qui y sont associées. Il faut espérer que le plan Du numérique au multimédia mis en route par la Région puisse combler le retard pris.

Il y a aussi une grande pénurie au niveau wallon d'instruments de mesure des performances économiques. La déficience des outils statistiques est particulièrement regrettable. Une société doit pouvoir continuellement s'évaluer.

 Si les atouts wallons étaient encore mieux évalués et exploités, la crise de la Wallonie pourrait n'être que passagère. Déjà se dessinent de nouveaux contours d'une région en expansion. Deux défis majeurs sont en voie de trouver une réponse. D'un côté le vieux sillon industriel est en train de se reconvertir ; certes, c'est une entreprise difficile et pleine de sacrifices tant émotifs que réels, mais la réussite de Cockerill-Sambre est là pour nous montrer que la voie est ouverte, à condition à la fois d'éviter une trop grande politisation des problèmes et d'adapter les réformes à une juste prévision de l'avenir. D'un autre côté se profile déjà un nouvel axe de développement Bruxelles-Namur-Luxembourg, avec un Brabant wallon en plein essor, une valeur ajoutée universitaire de pointe et une ville de Namur assumant son rôle de capitale régionale.

D'autres facteurs traditionnels tels que l'aéronautique ou la chimie conservent, malgré les difficultés du moment, des potentialités remarquables. En outre, de nouveaux secteurs de pointe, tels le spatial ou la bio-technologie, émergent depuis plusieurs années. Enfin, certaines ressources naturelles, comme le bois et l'eau, ne font pas l'objet d'une valorisation locale suffisante.

De son côté, la Région de Bruxelles-Capitale, outre qu'elle est le siège d'institutions européennes et internationales, dispose de nombreux atouts pour assurer son développement : sa position géographique, un réseau de liaison international de premier plan, une importante présence universitaire et de grandes écoles, un multilinguisme répandu, sans oublier une vie culturelle innovatrice.

Cependant, il est indispensable, pour que les atouts dont disposent l'ensemble Wallonie-Bruxelles soient valorisés au mieux, de dépasser les clivages sous-régionaux ou politiques, de réduire les rigidités, de renforcer et d'améliorer encore la formation et de développer un climat qui favorise la création et l'imagination.

 Tout comme la Flandre, malgré qu'elle possède une métropole de niveau international comme Anvers, ressent le besoin de penser son développement dans le triangle Anvers-Gand-Bruxelles, a fortiori la Wallonie a-t-elle besoin de Bruxelles pour développer, outre son axe Bruxelles-Namur-Luxembourg, le triangle Bruxelles-Liège-Charleroi.

Le Walen Buiten a montré la capacité des Wallons à se reconvertir. Ils devraient prouver que cette volonté d'entreprendre n'est pas réservée aux situations de bord du gouffre, mais est aujourd'hui une préoccupation constante.

Par ailleurs, on ne mesure pas assez l'intérêt, non seulement culturel, mais aussi économique et politique, que représente notre appartenance au monde francophone international, à la francité. Voilà une source de potentialités qu'il faut absolument utiliser et développer.

Des pays ont déjà montré la voie pour sortir de situations difficiles. Les observateurs reconnaissent par exemple que la Nouvelle-Zélande a réussi brillamment à reconvertir son économie en quelques années, malgré une  mauvaise situation géographique et de hauts coûts de transferts. Un des facteurs les plus importants de ce succès réside dans une bonne mobilisation de la population autour de cet objectif.

La réponse de la population aux emprunts d'État montre que les ressources existent. La responsabilité des élites francophones est de donner à la population de bonnes raisons d'investir dans le développement. Cela suppose de se garder de tout Lèyîz-m' plorer, de ne pas montrer seulement la face triste et sombre des difficultés mais aussi les réussites et les potentialités. La population a besoin d'objectifs nouveaux. Elle veut percevoir un sens aux sacrifices qui sont demandés ; le pari doit être fait qu'il y a encore aujourd'hui une mobilisation possible autour de finalités valables. Mais, vu la persistance chez les élites politiques des vieux clivages de notre société, cela suppose un accord des forces politiques démocratiques comme des partenaires sociaux sur un macro-projet mobilisateur associant Bruxelles et la Wallonie dans une perspective européenne. Cela suppose aussi de la part des élites politiques une volonté et une stratégie de communication avec le public qui ne doit plus être considéré comme un acteur passif dans le développement, mais un participant actif à celui-ci.

Comme le montrent les études sur les sociétés dites postindustrielles, les citoyens sont de moins en moins des consommateurs passifs de politique. Suite aux progrès extraordinaires de l'enseignement et des médias, ils deviennent de plus en plus compétents pour juger, dans les grandes lignes du moins, des politiques qui les concernent et ils réagissent avec un libre arbitre de plus en plus prononcé. Contrairement aux prévisions du Meilleur  des mondes, les sociétés développées ne s'enfoncent pas dans l'apathie. Au contraire, les sociétés connaissent une politisation croissante, mais surtout critique. Tout comme l'affaire de Julie et Mélissa vient de le montrer dans le domaine de la justice, les citoyens n'acceptent plus d'être des objets passifs de décisions sur lesquelles ils n'ont aucun contrôle. La science politique d'aujourd'hui avertit les dirigeants des partis et, d'une manière générale, toutes les organisations collectives que leur légitimité future dépendra des liens nouveaux qu'ils établiront avec la population. De même, le développement d'une société dépendra lui aussi de la manière dont le public participera à son essor.

C'est dans cet esprit que doivent sans doute être revitalisées les structures de la concertation sociale et économique. Les traditions de capitalisme rhénan offrent des canaux de communication entre les forces sociales qui, si elles parviennent à renouveler leur légitimité, peuvent permettre de planifier un développement en commun et d'éviter, dans les situations difficiles, des débordements qui bloquent toute la machine.

À l'opposé du fatalisme ou de l'imagerie paresseuse que l'on veut faire accroire dans ce qui ressemble parfois à une sorte de guerre psychologique, il faut essayer par tous les moyens d'imposer une culture de l'espoir et de la réalisation. Cette nouvelle mentalité devrait aussi, dans le cas du maintien d'une Belgique fédérale, être  le meilleur antidote aux tentatives flamandes d'extorquer de nouveaux avantages en tablant sur la peur des Francophones de se retrouver largués par le grand frère riche.

Le nouvel enjeu est simple : Bruxelles et la Wallonie, au centre géographique de l'Europe, voisines de la Flandre, du Luxembourg, de la Hollande, de la France et de l'Allemagne, peuvent en devenir aussi le centre économique, commercial et culturel. Quel que soit l'avenir institutionnel de la Belgique, il est urgent que dans notre monde en pleine mutation, nos régions redeviennent le berceau de créateurs et d'entrepreneurs qu'elles ont été et qu'elles soient aussi un des creusets où se développe la société européenne de demain. Elles en ont les atouts. Il leur en faut la volonté.

Synthèse

Réfléchir à des avenirs possibles

Les analyses et les propositions qui précèdent doivent susciter la discussion et nourrir si possible un débat.

  .    La Belgique se trouve en face d'un mouvement nationaliste flamand qui entraîne l'essentiel de la classe politique flamande et bien des opérateurs  économiques et sociaux ; même s'il ne représente pas vraiment la population flamande, bien plus diversifiée dans son approche de la question communautaire, il assure pour le moment et sans doute pour longtemps le rôle de représentant politique de la Flandre et constitue l'interlocuteur des Francophones dans ce pays.

  .    Laissé sans bride, le nationalisme flamand nourrit un imaginaire qui le pousse à être totalisant ; comme nous sommes dans un régime démocratique, cette poussée constante s'opère dans un cadre légal suivant une stratégie de remise en cause récurrente des accords obtenus. Bien que ce nationalisme prétende s'insérer dans l'Union européenne, il ne fait que l'instrumentaliser, s'offrant ainsi une compensation altruiste au refus de la coexistence avec les Wallons et les Francophones.

  .    La revendication qui cristallise aujourd'hui les efforts du nationalisme flamand est celle d'un confédéralisme qui ne sert qu'à conserver et à renforcer - notamment par une incitation à l'implantation subventionnée - sa position à Bruxelles, sans continuer à jouer le jeu de la solidarité propre à un État partagé avec les Francophones, revendication qui laisse présager qu'une fois les objectifs réalisés à Bruxelles, la Flandre abandonnera la façade Potemkine d'un État commun, fût-il même confédéral.

  .    Accepter ce confédéralisme conduirait la population dans une situation d'appauvrissement caractérisé que même quelques concessions à court terme ne pourraient que ralentir ; cette situation éloignerait l'une de l'autre Bruxelles et la Wallonie et ferait perdre de plus à cette dernière les avantages conjoncturels d'une solidarité fédérale sur laquelle elle avait le droit de compter.

  .    L'avenir des Francophones de Belgique passe par un resserrement des liens entre Bruxelles et la Wallonie, ce que l'ensemble des partis francophones semble avoir maintenant intégré. Tout comme la Flandre s'est ralliée à un projet du type Vlaanderen 2002, les Francophones ont intérêt à s'accorder au sein de leurs instances et à dépasser suffisamment leurs frontières idéologiques et partisanes pour créer un projet de développement commun profitant de leur situation favorable au centre de l'Europe, un projet Wallonie-Bruxelles-Europe auquel les forces vives et une intelligentsia trop souvent excentrée devraient être associées. Cette nouvelle mentalité est d'autant plus nécessaire que la Wallonie, dont les images dévalorisantes peuplent encore les esprits et démotivent les initiatives, possède des atouts qu'elle a déjà mis en jeu pour redresser une situation économique dont le caractère conjoncturel et non structurel n'a pas été mis assez en avant.

  .    L'idée de Bruxelles-ville internationale ou européenne est une fiction ; elle supposerait une volonté commune de nos partenaires européens  d'administrer Bruxelles, de renoncer aux autres sièges des institutions et, plus largement, de s'entendre sur un projet de type fédéral européen. Seule l'appartenance de Bruxelles à une entité étatique consistante pourrait lui préserver son rôle européen actuel.

  .    Plutôt que de se cantonner dans un rejet absolu de toute nouvelle réforme de l'État, les Francophones ont intérêt à se préparer à une négociation où ils mettraient eux-mêmes la Flandre devant des choix clairs : ou bien accepter une négociation qui resterait dans les limites du fédéralisme, le système fédéral actuel pouvant d'ailleurs être renégocié, ou bien faire appel au peuple en cas d'échec. Cette renégociation du fédéralisme supposerait aussi que les Francophones mettent sur la table leurs propres revendications, le système mis en place en 1993 comportant des dispositions qui leur sont défavorables, tant au niveau fédéral qu'au niveau de la Région bruxelloise. Cela exclut de la négociation ce qui touche encore à la solidarité, même dans le cas d'une scission partielle de la Sécurité sociale, laquelle ressort d'un schéma confédéral.

  .    En cas d'échec de ces négociations et d'un blocage de l'État résultant de la volonté de la Flandre de ne plus se satisfaire du statuquo institutionnel, pour éviter la dérive tchécoslovaque et pour remettre en avant le principe même de la souveraineté populaire qui fonde les États démocratiques, une consultation populaire devrait être organisée sur le maintien des règles de solidarité nationale. En cas d'accord entre les deux collèges flamands et francophones, le sens de nouvelles négociations assurant le maintien d'un cadre belge qui ne soit pas factice serait tracé ; un désaccord sur une question aussi essentielle signifierait la volonté de sécession flamande.

  .    Cette situation laisserait aux Wallons et aux Bruxellois le droit de continuer à former entre eux, s'ils le souhaitent, la Belgique. Parallèlement, la Communauté germanophone aurait aussi à se prononcer sur son sort futur. La forme de l'association entre Bruxelles et la Wallonie serait soumise à un  référendum, mais on peut imaginer que dans la ligne de la régionalisation elle prendra un contour fédéral, une Belgique fédérale Wallonie-Bruxelles. Celle-ci devrait préserver l'autonomie culturelle germanophone (si elle souhaite participer à la nouvelle entité) et le caractère bilingue de Bruxelles et des institutions bruxelloises. La scission de l'État fédéral entraînant la disparition des garanties constitutionnelles de protection des minorités, le tracé de la frontière entre les nouvelles entités politiques serait déterminé par une consultation populaire dans les communes à statut spécial, le Conseil de l'Europe assurant la supervision.

  .    Si l'on peut s'attendre à ce que l'Union européenne ne s'ingère pas directement dans le processus d'éclatement de l'État belge, on doit penser  que plusieurs États membres et le Parlement européen imposeront des conditions politiques à l'entrée des entités étatiques issues de la crise belge dans les institutions de l'Union. Une de leurs exigences devrait concerner le tracé des frontières dans le respect du principe démocratique. Celui-ci sera substantiellement différent des standards normatifs suivant lesquels la Flandre considère et traite ce problème. La réalisation de son désir de souveraineté pourrait occasionner à la Flandre un effet de boomerang institutionnel qui est vraisemblablement sous-estimé par le mouvement flamand.

  .    L'avenir de cet État belge wallo-bruxellois et de ses relations avec ses voisins ne pourrait être élaboré qu'après la consolidation de la nouvelle entité. Sa position en Europe, suite aux tensions avec la Flandre lors du processus de séparation, le destine à se situer de manière préférentielle à proximité de l'axe franco-allemand. Des accords particuliers seraient sans doute pris avec la France qui aura certainement été impliquée dans le processus d'européanisation de nos problèmes et la population aurait à décider de l'étendue de ceux-ci.

 

En bref, au discours de certains interlocuteurs flamands qui menacent les Francophones, s'ils ne négocient pas en 1999 de la scission de la Sécurité sociale et du confédéralisme, ou encore de devoir discuter avec d'autres plus radicaux, sous-entendu le Vlaams Blok, les Francophones doivent réagir avec sérénité. Ils doivent être conscients que ces changements, s'ils ont lieu, contiennent déjà la séparation en germe. Ils doivent donc répondre aux Flamands qu'ils courent un double risque : d'une part celui de perdre dans cette séparation aussi bien Bruxelles que certaines parties de leur territoire ; d'autre part celui d'être confrontés non seulement aux Francophones de Belgique, mais également à des interlocuteurs européens qui ne leur seront pas nécessairement favorables.

Le but de la présente initiative est, après avoir produit une analyse sans fard du problème belge, d'amorcer une réflexion plus approfondie sur notre avenir. Elle montre que des avenirs différents sont possibles et que les Francophones peuvent faire autre chose que de subir les événements. Si les auteurs de ce texte ont pu commencer à convaincre leurs lecteurs qu'une telle réflexion est essentielle pour orienter l'action des hommes politiques et  pour convaincre les Francophones, et plus particulièrement les Wallons, qu'ils ne sont pas les objets de l'histoire mais bien les acteurs de leur propre devenir, ils auront le sentiment de la tâche accomplie.

Certes, il est incontestable que les scénarios qui ont été esquissés ne sont que des voies possibles parmi d'autres. De plus, les analyses qui sont ici proposées, et dans lesquelles les auteurs ont essayé de faire plus largement  appel à la science politique qu'à leur perceptions immédiates, sont certainement sujettes à critiques et approfondissements. Les auteurs, cependant, se sont attachés à ouvrir un éventail de propositions constituant un macro-projet, sommairement intitulé Wallonie-Bruxelles-Europe, susceptible de rallier les énergies et de donner un sens à l'avenir. Les clivages partisans conservent, bien entendu, toujours leur poids. Mais ne sont-ils pas à surmonter dans des moments d'urgence collective (1) ?

 

 

(1) Les auteurs invitent les lecteurs désireux de poursuivre cet effort à le leur faire savoir afin de créer, avec eux, un mouvement d'opinion pluraliste susceptible de peser sur les événements par la qualité de ses idées et de ses propositions.

Adresse de contact : ?M. Bernard Remiche, ?rue Geleytsbeek, 14A, ?1180 Bruxelles. ?